Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

vendredi 31 juillet 2020

Un moment de grande sensualité

Oncle Jo est mort.

Il a quitté son corps le 9 mars dernier, mais il est mort trois ans auparavant, quand Tante Doudou l'a quitté. 

Intellectuellement, il savait qu'elle allait partir en premier car elle avait quinze ans de plus que lui. Logique. Mais quand c'est arrivé, ça l'a secoué jusque dans la moelle de ses os. Il a cru qu'il pouvait survivre sans elle, mais quand, à plusieurs reprises dans les semaines qui suivirent, il est venu de la cuisine au salon avec le journal ouvert pour partager une nouvelle avec sa Doudou, il a eu froid devant le fauteuil vide. Sans le formuler nommément, il a su qu'il n'avait plus envie de continuer sans elle et ça lui a pris tranquillement trois ans pour épuiser toute sa force de vie.

Oncle Jo et Tante Doudou était des saltimbanques. Jo, c'est le diminutif de Joseph et Doudou, c'est le surnom adopté pour remplacer Colette, un prénom qu'elle n'avait jamais aimé. "Joseph et Colette Muller" pour ces deux originaux qui s'étaient rencontrés au théâtre; elle comédienne et lui menuisier de plateau. Elle aimait les gens, il aimait le bois. Tous deux aimaient les objets et leur maison s'est remplie de bibelots au fil des ans au point de devenir un joyeux capharnaüm. On n'a pas vu plus complémentaires que ces deux-là. 

Elle n'est pas restée comédienne, elle est devenue pédagogue. Il lui en a fallu, de la pédagogie avec Oncle Jo, qui avait un coeur d'or mais un foutu caractère. Il était du genre à piquer la mouche pour rien. C'est ainsi qu'il avait un jour coupé la communication avec un proche de Tante Doudou au point de ne même pas l'informer de son décès le moment venu. Tout ça parce que le proche en question, un jour de pique-nique, avait refusé d'aller lui chercher le tire-bouchon. 

Oncle Jo était aussi un bouffon. Lors des réunions familiales, quand le débat devenait trop sérieux ou trop intellectuel, il racontait une énorme blague qui brassait l'atmosphère. Il ne faisait de loin pas l'unanimité chez les adultes mais il a fait la jubilation de mon enfance. Il faisait de la magie, comme faire sortir une pièce de monnaie de mon nez. Il faisait le mime comme Marcel Marceau qu'il admirait. Il était beau, mon oncle Jo. Resté fidèle à la joie et la créativité des années hippies, il portait les cheveux longs et une belle barbe. Quand tout cela fut blanc, il comme était le père Noël toute l'année. Sa plus grande joie était de faire rire.

Quand Doudou est partie, il a moins ri, mais il n'avait pas en lui assez de sombre pour qu'il mette fin à ses jours, alors il a lentement cessé de prendre soin de lui et de son environnement. Petit à petit, il n'est plus sorti, et non plus les poubelles, accumulant les sacs de récupération au milieu de la cuisine jusque dans le salon. À la fin, il n'a plus quitté son lit, refusant les soins hospitaliers jusqu'au moment où la seule alternative fut les soins palliatifs. Il est arrivé à l'hôpital à dix heures du matin et il est mort à 13h dans un lit propre et blanc. 

Ma mère étant la seule héritière, nous nous sommes chargées, ma soeur et moi, de vider la maison, encombrée de tous les objets conservés qui avaient appartenu au couple et même à leurs parents respectifs. Nous avons passé une quinzaine de jours à trier, recycler, débarrasser et donner. Sous une couche de poussière de longue date, il y avait quelques perles. Ce fut un joli moment de revue de vie et un tendre adieu, mais aussi des journées à remuer des tonnes de saleté.

Pour nous remercier du travail accompli, ma mère nous avait promis un bon restaurant. Pour rétablir l'équilibre, ma sœur a choisi le luxe du Beau Rivage à Lausanne, chez Anne-Sophie Pic, la seule femme chef du moment, triplement étoilée chez Michelin. 

Nous arrivons à midi avec nos belles robes et sommes accompagnées sur la terrasse au bord du lac à Ouchy. Tout est magnifique, y compris la météo. Confinement oblige, les serveurs ont tous le masque, il est en tissu de qualité rayé blanc et bleu marine de grande classe. Au moment de l'apéritif, on va pour le Champagne, mais ma sœur préfère commencer sans alcool et c'est là que l'événement commence.

Avec chaleur, le serveur recommande un jus de coings fraîchement pressés et nous raconte son histoire. Les fruits viennent d'un pépiniériste local amoureux de son métier, ils sont cultivés biologiquement, en petite quantité... la suite n'est pas imprimée dans ma mémoire au contraire des sensations qu'elle me procure. Je vois les fruits, je sens leur odeur, leur couleur, je capte la joie du producteur relayée par le serveur. Quand la boisson arrive, c'est le Bon Dieu en culotte de velours qui glisse dans l'estomac.

Nous sommes en pleine discussion toutes les trois quand le serveur pose les amuse-bouches au centre de la table. Ma mère et moi attrapons une délicatesse et je vais pour porter le verre à mes lèvres quand j'aperçois ma sœur, les mains posées sur ses genoux, souriant à ce qui vient de nous être servi. À ce moment, le serveur commence à nous raconter les amuses-bouches et je me sens un peu plouc d'avoir gobé cette première bouchée sans conscience. Je ne l'ai pas complètement avalée et je prends alors le temps d'observer son goût, sa texture tout en remerciant ma sœur de donner le bon diapason. Ce n'est pas la pizzeria, ici! On savoure!

Je change de dimension. Soudain, mes sens s'ouvrent en grand et je vois tout. La beauté de la salle de restaurant que nous avons rejointe pour sa fraîcheur — il faisait vraiment trop chaud sur la terrasse —, la discrétion de la brigade des serveurs qui s'affairent autour des tables, la blancheur de la nappe, les assiettes, qui seront différentes à chaque plat, autant de céramiques choisies avec un grand sens de l'esthétique et qui semblent jouer un morceau de musique avec la nourriture dressée dessus. Tout est consciemment déterminé, du confort des petits fauteuils sur lesquels nous sommes assises au petit banc qu'on nous apporte pour poser nos sacs en passant par la beauté de la forme de mon verre à vin.

Ma plus belle expérience de ce jour est dans le verre. Nous nous concertons quant au choix du vin pour constater que nous avons toutes trois des envies de couleurs différentes, blanc, rosé et rouge. Ce sera donc du vin au verre. Nous demandons conseil au sommelier qui nous narre un autre roman épique au sujet des vins de leur cave. Quand c'est mon tour, je dis que j'aime le Pinot Noir. Il me décrit deux pinots de «chez Marie-Thérèse Untel» et l'appelle ensuite par son prénom comme si tout le monde la connaissait. En troisième, il me suggère «un grand cru de chez...», j'ai oublié le nom, il m'a eue à «grand cru». Je retiens que le producteur est un autre amoureux de son métier, qu'il chouchoute ses raisins, que ceux-là particulièrement sont savoureux au point de composer un grand cru qui ne peut en avoir officiellement le nom, car la cuvée n'a pas plus de 25 ans d'âge, mais que néanmoins, c'est un grand cru... Je suis en Bourgogne, le producteur est charmant, les raisins sont écarlates, l'odeur de la cuve en chêne se mélange de celle de la cave à vins, bref, je suis transportée.

C'est là que la sale petite voix me susurre: «Un grand cru? Dieu sait le prix!». Elle me coupe le plaisir une nanoseconde, le temps de lui répondre «Ta gueule!». Attends, on ne va pas chipoter à ce stade! Dans un trois étoiles, quand on aime, on ne compte pas. Je commande un grand cru, c'est dit! C'est quand que je vais l'apprécier mieux qu'ici? Il va parfaitement avec la cuisine d'Anne-Sophie, l'environnement du Beau Rivage et ma belle robe!

J'ai une petite crainte cependant. Je ne suis pas une grande connaisseuse de vin et je crains de ne pas savoir faire la différence entre un bon vin et un grand cru. D'abord, c'est le verre qui arrive. Une forme ample et généreuse qui touche mon sens du Beau. J'aime le verre déjà avant qu'il soit rempli. Je goûte le vin. C'est bien ce que je pensais, je suis déçue. Je m'attendais à plus rond et velouté. Tant pis, je vais faire semblant. Je dis trop vite qu'il est bon parce que soudain, il me délivre son alchimie qui explose en mille saveurs dans ma bouche. Après une première légère âpreté, voilà que les tanins apparaissent. Ronds, mais pas lourds. Et puis les fruits. Un peu acides, vigoureux et idéalement sucrés. Ensuite, je sens la présence du bois de chêne, c'est la première fois que ça m'arrive. Le reste n'est que sensualité et difficilement traduisible en mots, je ne peux que penser: «Ah oui, c'est vraiment un grand cru» comme si j'avais en moi un point de comparaison!

Filet de fera et grand cru






Nous avons pris le menu de dégustation à huit plats. Ce sont à chaque fois quelques bouchées seulement que désormais, je prends le temps de savourer jusqu'au bout dans la bouche, mâchant jusqu'à dissolution quasi complètement de la nourriture. 

Comment décrire cette symphonie de goûts assemblés avec une telle inventivité? Voilà un chip de pommes de terre fait maison avec une petite sauce citron. Un chip en forme de feuille de chêne. Ma sœur remarque qu'il est tout plat et se demande comment on peut arriver à un telle résultat. Bonne question. Je croque le chip, il est incroyablement savoureux — alors que je déteste les chips —, salé juste ce qu'il faut, et la goutte de sauce citron fait éclater un arpège de saveurs acides, sucrées et fruitées qui fait monter la joie. Je dois me retenir de ne pas exprimer mon plaisir comme Sally avec Harry dans le film.

Je suis tellement dans la jouissance du moment que je ne pense que trop tard à prendre des photos. J'en prends deux méchantes qui sont mal exposées et ne reflètent que très médiocrement le luxe de l'instant. Ce n'est pas très grave, la mémoire sensuelle a une bien plus longue durée de vie que la mémoire digitale. 

Ma mère paye l'addition qui est aussi luxueuse que les trois heures de rêve que nous venons de déguster. Après, elle m'avouera avoir accompli une première, celle de dépenser sans broncher la même somme d'argent pour ce repas de luxe que pour le loyer mensuel de son appartement. Et cela sans regret, ni culpabilité, ni honte. Nous éclatons de rire quand nous avons constatons que le verre de grand cru s'élève à 10% de l'addition. Je m'étonne à mon tour de n'avoir aucun scrupule et même, je suis fière de mon coup! Après tout, ce n'est que le l'argent. La richesse est ailleurs aussi.

Car pour tout dire, au vu du contexte global, je trouve que « ça le vaut bien ». Je n'avais encore pas expérimenté qu'un repas puisse être un souvenir inoubliable. Merci Anne-Sophie!




Dessert au chocolat