Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mercredi 31 décembre 2014

Jour 37

LE RÊVE

Arnaud fait des essais sur des pièces de taille moyenne. Il note scrupuleusement tout ce qu’il fait pour pouvoir reproduire sur ses grands plats dans une prochaine cuisson. J’admire sa précision. Il fait des superpositions d’émaux de base, et puis il pose des décors au pinceau avec des oxydes purs. 

L’ambiance est calme, tout le monde est très concentré sur son travail. Le moment est crucial. On peut avoir façonné une pièce magnifique qu'on peut ruiner avec une mauvaise pose d’émail. Et une fois que tout cela est fait, reste encore la cuisson; c’est elle qui aura le dernier mot.

— As-tu déjà fait des cuissons de réduction? demandé-je à Paola.
— Oui, j’ai un four à gaz. Et puis je fais aussi du raku, tu sais.
— Ah, mais ça m’intéresse, ça! m’éxclamé-je.
— Pas de problèmes, si tu veux, on peut en faire. 

La réduction est une cuisson où l’on étouffe l’arrivée d’oxygène à un moment donné. Il faut pour cela un four à gaz qu’on dit «à flamme renversée». Il y a généralement quatre brûleurs sous le four qui envoient la flamme par la sole. 

Le four est construit en laissant un espace au milieu, il y a donc deux colonnes de pièces à cuire. On pose les pièces de même taille sur le fond du four, puis quatre piliers en matière réfractaire qui dépassent le moins possible la hauteur de ces pièces, et on pose une plaque. Et on recommence jusqu’au sommet du four. C’est toujours un casse-tête. Il faut à la fois construire un four compact et tenter de mettre toutes les pièces à cuire. Sauf que pour pouvoir construire un four idéal, généralement, on attend d’avoir trop de pièces, histoire d’avoir le choix. C’est pourquoi la poterie est un travail sans fin et qu'il est impossible de vouloir obtenir un objet fini en peu de temps.

Pour la cuisson de réduction, la flamme arrive par le bas du four, puis monte jusqu’au sommet. Elle redescent par l’espace laissé au milieu et s’échappe par la cheminée dont le regard est en bas, au fond du four. Il faut un tirage adéquat pour que la flamme soit visible à la sortie de la cheminée. Vers 900°, on ferme la trappe d’arrivée d’air d’un tiers environ. Ça fume noir un moment, et puis la flamme change de couleur, elle passe du jaune au bleu et devient transparente. Dès lors, pour s’alimenter, le feu va chercher l’oxygène dans les matières, changeant ainsi leur formule chimique. C’est ainsi que le cuivre passe du vert tendre au rouge sang de bœuf et que l’oxyde de fer, une fois réduit, devient céladon. La flamme étant dynamique, elle peut laisser des traces sur les pièces, certains endroits étant parfaitement réduits, d’autres étant oxydés. C’est une cuisson qu'il faut maîtriser, contrairement à la cuisson électrique où la programmation automatique s’occupe de tout et qu'on peut faire la nuit.

Le raku est encore une autre technique. Là, on fait cuire les pièces et on les sort du four à 1000° quand elles sont incandescantes avec de grandes pinces et des gants qui couvrent les avant-bras. On les trempe dans de la sciure ou on les laisse à l’air libre. Le choc thermique et le contact avec la sciure produit un enfumage rapide, une réduction qui transforme et craquèle les émaux. Il faut que la pièce soit modelée parfaitement pour supporter le choc thermique, et pour cela, on utilise une terre chamottée.

Séduite par la proposition de Paola, je me mets immédiatement à fabriquer des pièces en vue d’une cuisson raku. Je me réjouis déjà.














Jour 36

LE RÊVE

Retour à l’atelier, Paola défourne le biscuit. J’aime bien la couleur de ces fournées. De tons de gris et brun sale, les pièces sont maintenant blanches et beiges. Encore fragiles, parce que le tesson n’est pas cuit à maturation, nous pouvons désormais manipuler nos pièces aisément. J’aime bien la gestuelle que requiert l’argile crue: attention de ne pas attraper une tasse par son anse, car elle nous resterait dans les mains. La matière n’est pas assez solide pour résister à son propre poids. Cette exigence provoque des gestes délicats, les mêmes qu’on adopte pour s’occuper d’un bébé.

Ce matin, pour la première fois, les pièces ont leur cohérence physique. La cuisson est terminée depuis hier soir, mais ce matin, les pièces sont encore chaudes et Paola défourne avec des gants épais. Le contenu du four est disposé sur la grande table de l’atelier, on dirait un tour de magie.

— Il y avait toutes ces pièces dans un seul four? s’étonne Camille.

Nous avons une grande journée d’émaillage devant nous. Un peu de théorie, d’abord. Paola choisit des mots simples, mais comme elle parle en espagnol, je ne comprends pas tout. Pas grave, comme je connais le métier, je ne fais que noter les mots de vocabulaire professionnel. L’émail, c’est encore des matières minérales, ici, réduites en poudres. Pour la haute température, c’est principalement des feldspaths, de la silice. Un peu de craie pour le fondant et d'autres roches, et puis les oxydes pour la couleur. Cobalt pour le bleu, fer pour les tons dans les rouges-bruns, le vert s’obtient avec du cuivre ou du chrome, etc. Nous travaillons avec des échantillons qui donnent une idée du rendu final, mais chaque cuisson est différente. La développement de l’émail dépend non seulement de sa recette, mais aussi de la cuisson. À cette température, difficile d’avoir une homogénéité dans le four. Généralement, c’est sensiblement plus chaud en haut — normal, la chaleur monte. La réussite d'une cuisson tient beaucoup à l’enfournement. Il faut construire un four compact, faire en sorte que les pièces soient le plus proche possible les unes des autres afin de conserver la chaleur. Elles ne doivent impérativement pas se toucher, sinon, elles collent et alors, impossible de les séparer. L’alchimie de la cuisson, c’est la silice contenue dans la terre et dans l’émail qui vitrifie à 1700°. Elle subit alors une transformation irréversible qui la rend inerte.

— Irréversible, ça veut dire que ce n’est pas recyclable, alors? demande un participant.
— Exact. C’est pourquoi on retrouve des poteries qui datent de milliers d’années. Et à bien y réfléchir, la bombe atomique a exactement cet effet-là. La chaleur est telle quand elle explose qu’elle vitrifie la silice de la terre, qui est à peu près partout dans la croûte terrestre. 
— Ah oui, je n’avais jamais pensé à cela.
— Oui, mais si la silice se transforme à 1700°, dans ta cuisson à 1300°, elle ne va pas fondre?
— Si, parce qu’on ajoute des fondants comme la craie, certains feldspaths… C’est déjà difficile de faire monter un four à 1300°, car il doit être construit avec des pierres réfractaires qui, elles, ne fondent pas, alors à 1700°, tu oublies!

Les matières premières sont insolubles, et elles sont dans de l’eau pour faciliter leur application. Elles se déposent plus ou moins rapidement au fond du bidon, il faut alors refaire un bain crémeux et homogène en brassant avec une spatule avant d’y tremper les pièces biscuitées. Encore très poreux, le tesson va alors absorder l’eau très rapidement, et l’émail se dépose sur la surface. Il faut ensuite laisser sécher le tout quelques minutes, et puis retirer l’émail sur le dessous des pièces qui sera en contact avec le four. Sinon, la pièce collerait à la plaque, et les deux seraient gâchés. L’émail cru est délicat, on peut le manipuler, mais il faut le faire avec précaution. Certains émaux sont plus solides que d’autres, là encore, ce sont des gestes délicats qu’il faut adopter. 









lundi 29 décembre 2014

Jour 35

LE RÊVE

Aujourd’hui, je suis à la cuisine avec Catherine, Angelo et Fiona. Catherine est une participante belge, Angelo est un cousin de Paola et Fiona, douze ans, est la fille d’Angelo. Sa femme est morte il y a six mois et Paola lui a proposé de venir se changer les idées à l’hacienda. Il est le maître d’œuvre à la cuisine, il organise tout. Tous les jours, deux à trois participants viennent lui prêter main-forte.

L’organisation se fait pendant le petit déjeuner. Ceux qui sont disponibles se proposent, soit pour les courses, soit pour le jardin. Il y a un grand jardin potager, il faut l’entretenir et cueillir les légumes. Un petit verger produit des fruits de saison, mais comme c’est l’hiver, pour l’instant, ils sont en sommeil. Tout est généralement facilement organisé, c’est rare qu’il manque de l’aide. Nous savons tous que nous devons participer à l’intendance générale, chacun le fait avec bonne volonté.

Pareil pour le ménage. Chacun entretient sa chambre, les pièces communes sont nettoyées par les uns ou les autres à tour de rôle. On observe qui fait quoi, et on fait sa part à son tour. Encore que dans le cas présent, en ce moment, il y a quelques personnes qui se sont attribué des tâches à demeure. Un soir, on discutait de ce qu’on aime ou qu’on déteste faire. J’ai affirmé que je détestais l’aspirateur, par contre, j’adore faire la lessive. Fernando a dit qu’il aimait balayer, et l’empêcher de le faire est le priver d’un plaisir, tandis que Sonia a déclaré qu’elle aimait bien faire la vaisselle. Nous nous sommes dès lors octroyé ces corvées, les transformant en autant de plaisirs. C’est ainsi que j’ai passé deux jours pleins à laver et sécher la lessive de tous. Chacun est allé chercher lui-même ses affaires personnelles dans le séchoir, mais j’ai repassé et rangé le linge de maison. J’ai passé des heures délicieuses dans l’odeur du linge propre sous le fer à repasser, seule dans la buanderie. Un joli moment de médiation. C’est là, d’ailleurs, que j’ai été inspirée pour un autre modèle de fontaine.

Accomplir une tâche collective est enrichissant. Accomplir un acte généreux agit sur la bonne estime de soi. La reconnaissance des autres est gratifiante. Ceux qui détestent faire la lessive n’en peuvent plus de vous remercier de leur éviter ce qui est pour eux une corvée. Quant à soi, ne pas avoir à passer l’aspirateur, par exemple, est un tel bonheur que la gratitude déborde. Ces sentiments sont de haute vibration et agissent sur nos corps physiques. Passer ses journées à faire exclusivement des choses plaisantes élimine le stress, l’angoisse, améliore la santé et l’humeur. On ne vieillit plus, on reste en bonne santé, on devient plus créatif. On développe ainsi une bonne relation avec soi-même, et forcément, les relations avec les autres s’en ressentent. On est tolérant, respectueux, les conflits n’existent plus.

Bref, le monde bisounours est LA solution à la paix dans le monde, au paradis terrestre. La vie est tellement joyeuse, ainsi, tellement riche. Tous les jours, j’apprends des nouvelles choses. Tous les jours, j’offre ma connaissance aux autres. C’est permanent, à tout instant. J’apprends une nouvelle recette de cuisine, j’en propose une des miennes. Je fabrique une belle fontaine en céramique, j’ignore pour qui.

— Ah bon, tu ne vas pas la garder? me demande Arnaud
— Je ne sais pas. Peut-être… Ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas vraiment de domicile fixe. Ça fait dix ans que je vis dans le Réseau, c’est partout chez moi, et je ne vois pas, pour l’instant, où serait la place de cette fontaine. Tu as un «chez toi», toi?
— Oui, le village où je suis né, dans les Cévennes. J’y reviens souvent. Mais je suis comme toi, le Réseau est ma maison.
— C’est quand la dernière fois que tu y es retourné?

Il réfléchit.

— Ah ben, là, ça fait un petit moment. Attends… Ça presque deux ans.

Il me regarde, je comprends dans ses yeux qu’un de ces jours, il va m’inviter chez lui.











dimanche 28 décembre 2014

Jour 34

LE RÊVE

Une famille d'Américains est arrivée hier soir. Lindsay, Jake et Dylan, leur fils de six ans. Ils nous rejoignent ce matin à l’atelier. 

Voilà dix jours que je suis à l’élaboration de ma fontaine, et je suis contente, ça avance bien. Arnaud commence à très bien se débrouiller au tour, il arrive à maîtriser les grosses pièces. Je le regarde faire, fascinée. J’aime voir les potiers qui tournent des immenses pièces. J'aurais toujours voulu faire pareil, mais je n'ai pas assez de muscles. 

Claudia attend que quelques pièces soient bien sèches pour compléter le four et faire une cuisson de biscuit. C’est une première cuisson à 700° qui durcit l’argile sans la vitrifier encore. Comme nous tournons du grès, la cuisson de maturation se fait autour des 1300°. Arnaud pourra alors se lancer dans l’émaillage. Il a tourné une série de petits bols pour faire des essais avant de se lancer dans les décors sur les grandes pièces. Vu comment nous sommes productifs et avec encore trois artisans supplémentaires, nous allons pouvoir voir le résultat de nos pièces plus rapidement que prévu. C'est qu'il faut remplir le four au plus serré avant de lancer une cuisson, sinon elle n'est pas homogène et ça peut provoquer des dégâts, et puis c'est une question de rentabilité également. Pour le biscuit, on peut empiler les pièces en faisant attention tout de même au poids sur la première pièce de la pile, car la terre est crue. Pour la cuisson d'émail, c'est une autre histoire.

Sophie va mieux. Après notre nuit de discussion avec Ana, elle a passé une journée un peu à l’écart à beaucoup pleurer. Et puis elle est revenue à l’atelier et a recyclé l’argile des pièces qu’elles avait commencées. Elle a attrapé 25 kgs de terre chamottée et l’a plantée sur une grande planche. Et puis elle a pris une grande inspiration et a asséné un gros coup de poing au centre de la motte en poussant un gros râle. Nous l’avons regardée, elle a dit:

— Je m’exprime, OK?

OK. Elle se met à taper la terre avec toutes ses émotions: tristesse, colère, frustration, elle la bourre de coups de poings, de gifles, de griffures tout en ahanant et en soupirant. À un moment, elle en arrache un morceau, on dirait un démanbrement, et puis dans un mouvement de moulinet, elle le colle violemment au sommet de la motte. Ça produit une arabesque magnifique, Sophie est saisie par sa beauté. 

À partir de là, tout en restant véhémente, elle maîtrise ses gestes. Elle commence à  élaborer, en faisant bien attention de ne pas toucher l’arabesque. Puis le calme revient de plus en plus et elle se met à sculpter sur cette structure de base. Nous la regardons à la dérobée. Moi, je la filme depuis trois minutes en catimini.

Sophie est une Parisienne bon chic bon genre qui vient dans le Réseau pour la première fois. Elle est guide touristique. Férue d’histoire et d’architecture, elle a étudié l’histoire de l’art et connaît les monuments de Paris comme personne. Elle propose des visites guidées d’une partie du musée du Louvres, de Notre-Dame, du musée des Beaux-Arts et de son préféré, le musée d’Orsay. Elle commence par raconter l’histoire du bâtiment qui, d’une gare, et devenu un musée, puis elle est intarissable sur l’architecture et sur les œuvres exposées. Elle adore son métier. 

Plutôt discrète, elle paraît sage et bien élevée. Ces derniers jours, triste, repliée sur elle-même, elle donnait vraiment l’image de la personne conforme. 

Quand je lui fais voir la video, un peu plus tard, elle est émue. 

— J’étais sûre d’avoir l’air d’une folle ou d’une harpie, je m’en foutais, remarque, ça m’a fait tellement de bien! C’est beau, ces gestes! C'est beau, cette sculpture qui apparaît.
— Magnifique. Un beau moment d’inspiration. Tu savais que tu avais cela en toi?
— Non, je le découvre.

Les jours suivants, son regard et son visage changent. Sophie la sage a ouvert la porte à Sophie la sauvage et lui a fait une place en elle. L’artiste et l’œuvre prennent vie en même temps. 

Son épisode a changé la donne dans l’atelier, nous avons tous bénéficié d’un vent d'inspiration. La créativité collective s’est débridée, nous dépassons nos limites et osons sortir de notre zone de confort. Ça donne un peu plus de terre à recycler que les jours précédents, mais ce n’est vraiment pas grave.












samedi 27 décembre 2014

Jour 33

LE RÊVE

La réalité du jour: la neige. 
Voilà qui me suffit pour rêver aujourd’hui.

En fait, justement, ce coton blanc qui recouvre tout apaise mon mental et je ne pense plus. Je regarde tomber les flocons, comme une gamine, et je souris béatement. J’aime la neige quand elle tombe et que personne ne marche dessus, seulement les oiseaux. J’aime la neige quand impose le silence et la lumière.

Mon rêve va se glisser sous cette couette pour la journée, je le réveillerai demain.

vendredi 26 décembre 2014

Jour 32

LE RÊVE


Voilà dix jours que nous faisons de la poterie toute la journée. Nos œuvres prennent forme. L’ambiance est joyeuse, nous nous entendons tous bien. 

Sophie est un peu à l’écart, elle a l’air un peu triste. Parfois, elle rit de bon cœur aux plaisanteries et au chahuts, on sent que ça lui fait du bien, et puis elle retourne dans une semi-réserve. Elle a fait quelques allusions qui nous ont fait comprendre qu’elle vit une rupture difficile.

Ce matin, au petit déj’, Claudia lui a donné une lettre pour elle que le facteur a délivrée. Elle l’a lue, et puis elle partie rapidement en direction de sa chambre. Elle est arrivée à l’atelier un peu avant midi, les yeux rouges, la mine triste. Personne n’a rien dit, elle était au bord des larmes. Elle n’est pas venue à table avec nous à midi, et on ne l’a pas revue avant le repas du soir.

À dessein, je m’assied à côté d’elle. Pleine de sollicitude, je lui demande le plus légèrement possible:

— Ça va?
— Non, ça ne va pas du tout.
— Oui, effectivement, ça se voit.

Il ne lui en faut pas plus pour s’épancher. Elle raconte son histoire en en versant des larmes. Nicolas et elle étaient ensemble depuis huit ans. Elle avait fini par le considérer comme acquis. Pour autant, elle revendiquait sa liberté et son indépendance, elle ne donnait pas vraiment un signal qu’elle était prête à s’engager. Lui, après tant de temps, il voulait se marier, envisager la suite, les enfants… Elle se faisait désirer, elle reconnaît son égoïsme sur ce coup-là. Depuis une semaine qu’ils sont séparés, elle a eu le temps d’y réfléchir longuement. Et puis un jour, il en a eu marre d’attendre, et il a rompu. C’est alors qu’elle s’est rendue compte à quel point elle tenait à lui et qu’elle avait envie d’avoir des enfants avec lui. Mais c’était trop tard. Elle a tenté de le retenir, mais il en avait déjà rencontré une autre. Une histoire terriblement banale.

Avec Ana, on l’écoute. Quand ils nous ont vue entourer Sophie qui pleurait, les garçons se sont installés à l’écart, nous laissant entre filles. Sophie se raconte longuement, elle pleure beaucoup, nous lui passons des mouchoirs. On y va à l’occasion d’un mot encourageant, d’un conseil, mais ce qui lui fait manifestement du bien, c’est de pouvoir exprimer son chagrin, ses regrets.

— Mais tu crois que ça peut s’arranger? demande Ana.
— Ben non. La lettre que j’ai reçue ce matin est formelle. C’était mon dernier espoir, mais là, c’est cuit, il faut que je me rende à l’évidence. Je m’en veux, mais je m’en veux! Il me dit qu’il emménage chez elle le week-end prochain, il laissera la clef de mon appartement dans la boite aux lettres. J’avais prévu ce stage depuis un moment, j’ai pensé qu’un temps de séparation nous ferait du bien à tous les deux, ça nous donnerait le temps de réfléchir. Si j’avais su qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre, je ne serais jamais partie.
— Tu crois que ça aurait empêché quelque chose?
— Je ne sais pas. Non. Si. Peut-être. Je ne sais pas.

Elle recommence à pleurer et nous la consolons comme nous pouvons. Nous parlons ainsi jusqu’à très tard dans la nuit, et c’est vers deux heures du matin, ivres de mots, que nous l’accompagnons à sa chambre. Si son chagrin est toujours là, du moins semble-t-elle plus détendue. En tous cas, elle est assomée et je parie qu’elle n’a pas dû mettre longtemps à s’endormir. 

Les jours suivants, elle retrouve le sourire. Elle participe plus. Elle s’investit mieux dans sa création céramique et se mêle plus aux discussions avec les autres qui l’entourent avec chaleur. Ils l’ont vue pleurer l’autre soir, ça suffit à déclencher la sollicitude collective. On lui sourit, on lui pose tendrement la main sur l’épaule, on lui demande si ça va avec sincérité, autant de gestes de bonne volonté dont chaque humain est naturellement capable. Ça lui fait un bien fou, et Sophie va mieux. 

Trois jours après, quand je m’inquiète une fois de plus de son moral, elle me remercie et avoue que si nous n’avions pas été là, l’autre soir, elle aurait avalé son tube de somnifères. Je la regarde bouche bée. 

— T’es sérieuse?
— Totalement.

Elle affirme cela froidement, du même ton qu’elle aurait pour me donner l’heure. Elle me glace le sang. Je fais un flashback au moment où je me suis assise à côté d’elle; je constate qu’il était alors impossible de lire cette intention de l’extérieur. Je frémis à l’idée que si nous n’avions pas engagé la conversation, on l’aurait retrouvée morte le lendemain. Je me dis qu’on a bien fait, avec Ana, de l’entourer ce soir-là. Quand je lui relate la chose, mon amie est saisie comme moi.

— Tu crois qu’elle l’aurait vraiment fait?
— Le ton sur lequel elle me l’a dit, je suis sûre que oui. Tu te rends compte? 
— Dans des moments comme ça, je suis contente de savoir que ma vie sert à quelque chose.
— Comment cela?
— Écoute, si ma vie à la fin n’aura servi rien qu’à cela: éviter qu’une Sophie ne commette un geste définitif, alors ça vaut la peine d’être en vie, tu ne trouves pas?
— Mh… Vu comme ça, c’est joli, c’est vrai. La marche du destin… Si elle ne l’avait pas dit, on n’aurait jamais su qu’on a sauvé une vie, l’autre soir, mais c’est ce qui s’est produit.
— Voilà! C’est cela. On ne sait pas toujours quel impact ont nos paroles ou nos gestes, mais je constate une fois de plus que rien n’est anodin. 
— L’effet papillon. 












jeudi 25 décembre 2014

Jour 31

LE RÊVE

Le rêve était réalité, hier soir. Un réveillon de Noël parfait. Des cadeaux sous le sapin, un repas festif mais non pantagruélique, des discussions enflammées, une ambiance simple et vraie, le cœur enfin à sa juste place: au centre.

Les cadeaux étaient rigolos. De vrais cadeaux pour faire plaisir, pour mettre des étincelles dans les yeux et du bonheur au cœur. Des cadeaux stupides pour faire rire, et même des autos-cadeau (un cadeau fait à soi-même).

Là où c'est devenu spécialement enchanteur, c'est qu'au milieu d'un débat passionné dénotant d'apparentes profondes divergences d'opinions, il s'est avéré au final que nous étions plutôt d'accord. Caché parfois sous un cynisme désabusé, nous avons en commun l'espoir que le monde est en train de changer pour du mieux et que la suite, c'est «ensemble». L'idée de se faire la guerre entre humains devient de plus en plus intolérable, celle que des gens meurent encore de faim et de froid également. Nous avons tout passé en revue: le racisme, la pédophilie, les mensonges, le système qui dysfonctionne font l'unanimité, ils sont inacceptables. 

Il a fallu faire un intermède vaisselle pour faire baisser la pression à un moment, mais cependant, à aucun moment il n'y a eu de l'agressivité. Juste de la passion.

Bref, hier soir, Noël, c'était Noël.

Aujourd'hui, j'ai traîné en jogging toute la journée. Quand, de ma fenêtre, j'ai vu passer le voisin éploré par sa récente rupture, je lui ai chauffé un thé et, avec des biscuits, je lui ai offert une part du bonheur reçu la veille.

On a bien dit «ensemble»...


mercredi 24 décembre 2014

Jour 30

LE RÊVE

Nous arrivons à l’hacienda en début d’après-midi et sommes reçus par les deux potières qui gèrent l’atelier. Il y a plein de places disponibles au gîte, et après les mots de bienvenue, Claudia et Paola nous suggèrent d’aller poser nos affaires et nous installer dans nos chambres. Avec Arnaud, nous choisissons un bungalow un peu à l’écart, au bord d’un terrain qui descend en pente après la terrasse du bungalow. Il y a une vue magnifique sur le paysage alentour et sur la mer, à huit kilomètres. Les potières nous ont donné rendez-vous deux heures plus tard pour une collation de bienvenue et pour nous expliquer le fonctionnement des lieux. Nous en profitons pour faire une petite sieste.

Nous sommes six nouveaux arrivants, et Claudia nous explique le déroulement d’une journée type pour les gens qui veulent faire de la poterie. Puis elles nous emmènent à l’atelier où travaillent déjà quatre autres personnes.

On commence à 9h le matin. Chacun doit avoir un projet à réaliser; elle ou Poala sont là pour nous conseiller sur sa réalisation et nous enseigner la meilleure technique pour le faire. Elle spécifie que pour mener à bien un projet jusqu’à la cuisson finale, il faut bien compter quinze jours. Il y a des temps de séchage à respecter, les cuissons n’ont pas lieu tous les jours, etc.

Va pour quinze jours minimum, voire plus, si l’aventure nous plaît.

Quand Arnaud découvre les émaux à disposition, il décide de faire du tour. Il va faire des grands plats et les décorer, jouer avec les émaux, et même faire des décors à l’or. Ana veut faire de la sculpture, Z. ne sait pas encore, quant à moi, je suis inspirée pour faire une fontaine.

Nous allons chercher des vêtements d’atelier dans le dressing collectif. J’attrape un grand tablier de jardinier que je passe par-dessus un t-shirt ample et un legging. Ana enfile une chemise d’homme par-dessus ses habits, Z. et Arnaud ont trouvé chacun un bleu de travail qui leur convient bien.

Première étape, taper la terre. Claudia nous donne un petit cours de théorie sur l’argile. On dit «terre», il s’agit en fait de roche sédimentaire. L’eau érode la roche en fines particules qui se déposent généralement dans les rivières. Ces particules très fines sont polarisées et s’organisent en plaques minuscules collées les unes aux autres par magnétisme, c’est ce qui fait la plasticité de l’argile.

Battre la terre sert à chasser l’air de la matière et à assouplir la motte afin de pouvoir modeler les objets. Elle doit être de bonne consistance, ni trop sèche, car elle devient cassante, ni trop molle, car elle devient collante. Pour le tour, il faut faire une boule en faisant bien attention de ne pas enfermer une bulle d’air en la façonnant.

Arnaud et moi nous mettons au tour, car pour ma fontaine, j’ai besoin d’un socle et d’une pièce tournée. Il faut coller la boule de terre au centre de la girelle (la plaque métallique qui tourne) et centrer sa terre en imprimant une pression des deux mains. Paola fait une démonstration, et puis c’est à nous. Je tape ma boule, je démarre le tour. Je centre ma terre en quatre ou cinq mouvements. Arnaud soupire et transpire, sa terre spirale méchamment. Puis il voit ce que je viens de faire et me regarde, hébété. J’éclate de rire.

— Comment t'as fait?

J’avoue:

— Personne n'a rien demandé, alors je n'ai rien dit, ça m'amusait. J’ai été potière pendant sept ans quand j’étais plus jeune, mais ça fait un moment que je n’en avais pas refait. Je suis contente, je n’ai pas rien perdu de ma technique.

Après le centrage, il faut creuser la boule au milieu, toujours avec des gestes progressifs pour ne pas décentrer l’objet. Ensuite, il s’agit d'appliquer un pression extérieure et intérieure égales pour amincir et monter la paroi. Ensuite, on donne la forme à son objet. C’est très facile à expliquer, nettement moins à maîtriser. Arnaud peine, il lui faut plusieurs tentatives pour arriver à faire un pot à peu près satisfaisant. De mon côté, je fabrique quelques bols tous simples, histoire de retrouver la main.

Ana a pris un gros morceau d’argile chamottée. C’est une terre à laquelle on a ajouté une argile cuite à 700° puis concassée et mélangée à l’argile crue. Ça lui donne un maintien et une meilleure solidité à la cuisson. Elle est en train de modeler un ange qui promet d’être magnifique. Z. est dans le non-figuratif, il joue avec la terre, teste l’elasticité, observe à quel moment elle se déssèche. Il avoue n’être pas inspiré.

L’ambiance est détendue et calme. Chacun est concentré sur sa création, les conversation sont plutôt laconiques. Les heures filent sans que nous ne nous en rendions compte. Le soir, nous sommes curieusement épuisés. Paola expliquera plus tard que l’argile est très absorbante et qu’elle tire aussi les énergies. C'est pourquoi on l'utilise thérapeutiquement, car elle a aussi des vertus cicatrisantes, régénérantes. Quand on la travaille longtemps, elle pompe notamment la silice du corps avant que de la régulariser. C’est pourquoi cette étrange fatigue les deux ou trois premiers jours d’un stage de poterie.













mardi 23 décembre 2014

Jour 29

LE RÊVE

Il est un peu nunuche, comme ça, mon rêve. Il devient ennuyeux à raconter, et sûrement ennuyeux à lire. On va me dire: «ah! tu vois bien qu’on s’emmerde dans un monde parfait». 

Sauf qu’on s’emmerde dans mon récit, et non pas dans mon rêve. On s’ennuye à lire, et je commence à m’ennuyer à écrire parce que je ne raconte pas tout. Je ne raconte pas, par exemple, que ça fait quelques jours que je vis une histoire intime avec Arnaud qui est non seulement très amusante — on rit de tout, il a un humour que j’adore — mais l’aventure est également torride. 

Je ne raconte pas non plus mes passions. Ce qui me passionne le plus, dans la vie, c’est la conscience. L’évolution de la conscience. Si je commence à en parler, j’en ai pour des heures. C’est quoi, exactement, la conscience? Sommes-nous conscients que nous sommes conscients? La plupart du temps, non. Enfin, ça aussi, ça change. D’une civilisaiton de rustres aux instincts bestiaux, nous sommes en train de devenir des humains éveillés après avoir passé par le stade d’abrutis sous hypnose médiatique. 

Il y a eu un moment, difficile de savoir quand exactement, où les gens ont éteint la télévision et sont sortis prendre l’air. Ils ont salué leurs voisins et ont fait connaissance. Sûrement que collectivement, on avait fait le tour de son propre nombril, il n’y avait plus de surprise, plus d’amusement à se le brosser. Alors on s’est intéressé aux autres, et là, la passion est revenue. 

C’est passionnant, un être humain. C’est fait de tellement de facettes. On ne connaît pas toujours toutes les siennes, alors celles des autres… C’est riche, une personnalité. Il y a tant à gagner, à écouter les autres.

— J’ai envie de faire de la poterie, vous êtes partants? demande à Arnaud.
— Bonne idée, répondent Ana et Z. 
— Ah oui, volontiers, où cela? dis-je.
— Il y a une hacienda pas très loin de Malaga où il y a un atelier.

Nous visitons en détail le site web, on peut voir des photos de l'endroit, ça a l'air vraiment sympa. 
C’est décidé, nous organisons le voyage. Pas de transport avant deux jours, ça nous laisse le temps de dire tranquillement au revoir aux gens avec qui nous avons tissée des liens à Sines. 

lundi 22 décembre 2014

Jour 28

LE RÊVE
Arrivés au village indiqué, nous avons été dirigés vers un parking, puis nous avons suivi les gens. Nous avons atteint une petite forêt pas très dense; la fête ne se passe pas sur une plaine, mais dans une clairière. Il y a là quelque trois cents personnes, l’ambiance est joyeuse.

L’information annonçait que la fête démarrait à midi. Nous arrivons en fin d’après-midi, la célébration proprement dite étant annoncée à 22h, le solstice ayant lieu aux alentours de minuit. Nous nous mêlons à la foule. Un téléphone arabe nous informe qu’on ramasse du bois pour le feu, nous nous y mettons avec les autres. Un tel ramassage effectue un joli nettoyage de la forêt, nous ramassons tout ce qui est par terre pour l’entasser en bordure de la clairière. Après une heure de ramassage, nous nous approchons du buffet. Nous y déposons les tartes et pâtés que nous avons confectionnés ce matin, et nous nous servons à boire et à manger.

Aucun animal n’a été tué pour cette fête. Voilà encore une évolution qui s’est faite d’elle-même. Il est devenu de plus en plus incongru de manger nos amies les bêtes, alors petit à petit, on a cessé les élevages prévus pour la boucherie. On n’est pas tombé non plus dans l’intégrisme, ceux qui aiment la viande vont désormais chasser ou alors, ils élèvent eux-mêmes le porc, le bœuf ou le poulet qu’ils mangeront ensuite. Devoir faire cela a dissuadé bien du monde d’être carnivore; cependant, il y a quelques maisons dans le Réseau connues pour élever des animaux, les tuer dignement et savourer leur viande avec gratitude. En général, on y séjourne dans le but de se faire une cure de protéines animales et de plaisir raffiné, car la viande a ainsi une saveur incomparable.

Il est vingt-et-une heure quand on allume le feu. Une heure plus tard, le petit groupe de gens qui ont organisé la célébration prennent la parole. En portugais.

— Zut, je comprends rien, dis-je à Arnaud.

Lui non plus. À côté de moi, un jeune d’une vingtaine d’années tout au plus capte ma remarque. Il me sourit et commence à traduire avec un accent chantant. Nous en profitons pour faire connaissance. Il est de la région. Il vit dans un petit village avec sa famille, ils entretiennent leur maison et leur jardin potager. Il fait des études de langue, il voudrait voyager et connaître la langue de chacun des pays où il veut aller. Il pense qu'il lui faut acquérir encore un peu de culture et de maturité pour voyager «bien», comme il le dit. Je lui rétorque qu'une telle intention dénote déjà une belle maturité.
Au milieu de la clairière, une magnifique jeune femme habillée traditionnellement dans un style celtique explique qu’on va entretenir le feu toute la nuit et au petit matin, on saluera le lever du soleil qui reprend sa course vers plus de lumière. Il y aura des célébrations inspirées de ce qui nous reste de notre terroir européen — le celtisme — et adaptées à notre monde actuel. Ce sont principalement des rituels qui invitent à sortir de l’intériorisation des dernières semaines pour renaître à la vie, en conscience, après avoir fait le bilan de l’année écoulée. Nous sommes invités à penser à ce que nous voulons pour l’année qui vient, à lâcher ce que nous ne voulons plus.

Après cela, les rituels commencent. Le jeune Pablo continue à traduire, mais je lui dis gentiment que ce n’est plus la peine. Ce qui se passe est suffisamment éloquent, la langue est mélodieuse, les chants et les danses suffisent à me ravir. Et puis nous sommes invités à nous mêler auxdits chants et danses, et la langue des corps suffit largement à communiquer entre nous.

La fête est à la fois joyeuse, dynamique et solennelle. Les gens sont vrais, les sourires sincères, la joie enfantine. Tout est naturel. Il y a des gens à l’écart qui ne dansent pas et qui, pourtant, font partie de la fête. D’autres mangent et boivent encore, ça me rappelle les festivals de musique, sans l’abus d’alcool et avec un petit quelque chose de spirituel en plus qui procure une vraie jubilation.

L’abus des substances de shoot a disparu également. Plus besoin de paradis artificiels dès lors que nous avons commencé à l’installer au quotidien (le paradis). D’ailleurs, avec l’hygiène de vie que nous pratiquons, nos corps ne supporteraient plus. Ce soir, par exemple, l’alcool est festif et joyeux, sans plus. Personne n’a plus l’idée se souler à se rendre malade, on y perdrait tout le plaisir de la fête.

Quand le jour pointe, tout le monde se dirige sur la petite colline voisine, afin de voir le lever du soleil dès qu’il émergera de l’horizon. Nous passons quelques minutes silencieuses, tant à cause de la nuit blanche que de la magie de l’instant. Quand le disque orange se présente, une chorale entonne un chant très doux. Puis des chants que tout le monde connaît et qui rassemblent, comme Imagine de John Lennon, et We are the world de Michael Jacskon, entre autres. Manque plus que Kumbaya...

Puis, petit à petit, les gens s’en vont après avoir vérifié qu’ils n’ont rien laissé comme pollution derrière eux. Le matériel prévu pour la fête est rangé en rien de temps grâce à la considération de chacun et de tous.

Notre petit groupe de quatre additionné d’un couple d’Italiens et de trois jeunes Espagnols restons un instant. D’autres groupes épars traînent alentour qui n'ont pas envie de mettre fin à l'instant. Nous nous sentons bien ensemble et discutons à voix douce, la fatigue commençant à se faisant sentir. D'ailleurs, Ana s’est endormie il y a déjà une demie-heure. Le soleil commence à chauffer, incapable de résister au sommeil, je m’endors à mon tour.












dimanche 21 décembre 2014

Jour 27

LE RÊVE

Aujourd'hui, c’est le solstice d’hiver, qui est doux, cette année. Il fait 18° ce matin, à Sines, et grand soleil. Les olives ont toutes été récoltées et le pressoir à huile fonctionne à plein temps. Comme il y a besoin de moins de monde pour cela, beaucoup de bénévoles sont partis. Pour ma part, j’ai décidé de rester. Il y a un groupe de gens intéressants et nos discussions m’enrichissent. Et puis un autre groupe qui fait de la vannerie, et je leur donne un coup de main. Ils ont une technique confirmée et j’en apprends les arcanes. Nous fabriquons des paniers de toutes sortes pour des usages différents. Des contenants de toutes tailles, des habillages de bouteilles pour mettre l’huile à l’abri de la lumière, etc. La production est principalement prévue pour l'oliveraie, le surplus sera vendu au marché pour faire un peu de trésorerie.

Notre petit groupe de quatre est addictif, lui aussi, et ne me donne pas envie de bouger pour l’instant. La vie est belle et bonne ici, je reste. Ana et Z. n’ont pas encore raconté tout ce qui leur est arrivé pendant leur périple, et je m’amuse à les consigner pour eux dans un journal. Encore une histoire personnelle que je publierai sur mon site. Autant de tranches de vie, de témoignages, de rencontres à partager. Avec le temps, ma collection «récits de vie» s’est étoffée et je vois dans les statistiques qu’elle a un gros succès. J’ai fini par laisser mes eBooks en téléchargement libre et instaurer la «donation éthique». Aujourd’hui, plus besoin d’expliquer de quoi il s’agit, le terme est éloquent, mais quand je l’ai initié, il y a cinq ans, j’ai écrit un long article pour exposer tout le travail que nécessite la création d’un eBook. Considérant cela, j’ai ensuite invité les lecteurs à donner la somme qui leur semblait équitable — ou éthique — en contrepartie du livre qu’il venaient d’obtenir.

Au début, sans surprise, peu ont payé. Ce qui m’a surprise, en revanche, c’est de constater qu’il n’y avait que peu de téléchargements en plus. Petit à petit, à mesure que nous nous sommes collectivement réveillés à notre humanité, les dons ont commencé à arriver. Généreusement. Je me suis récemment amusée à faire une statistique: le don moyen du eBook est trois fois supérieur au prix précédemment fixé. Il fallait sortir du monde du commerce pour entrer dans le monde du partage. Aujourd’hui, ma petite entreprise et le style de vie «Réseau» me procurent un niveau de vie parfaitement décent. J’ai les moyens de faire ce que je veux quand je veux, et je n’ai pas de surplus à gérer.

L’argent existe toujours, mais pour les gens du Réseau, il intervient de plus en plus rarement. Parfois, pour acheter un billet d’avion ou des fournitures difficiles à échanger, comme du ciment pour la construction, par exemple. Pour le reste, c’est de l’entraide, du troc. Les besoins sont exprimés sur le site internet, les réponses sont données directement. Personne pour gérer le site autrement qu’informatiquement, ce n’est qu’une interface pour mettre les gens en contact.

Arnaud et moi avons envie d’aller à la plage, Z. et Ana se joignent à nous. L’eau est trop fraîche pour moi pour se baigner, Arnaud en revanche, a pris son maillot. Ana et moi marchons sur le sable pendant que Z. prend des photos. Nous nous rappelons du temps pas si lointain où on fêtait Noël dans une débauche de consommation. Après la crise globale, on a totalement cessé cette célébration à une époque de l’année où les énergies sont au plus bas. On se porte mieux à respecter cette période d’intériorisation. 

— Ça vous dit, de fêter le solstice, demande Arnaud?
— Où ça?
— À vingt minutes d'ici, dans une plaine. J’ai vu qu’il y a une célébration d’inspiration celtique, je crois. Après tout, c’est le moment où la lumière revient, où les jours commencent à rallonger.
— Bonne idée, j’ai envie de faire la fête, dit Ana.


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samedi 20 décembre 2014

Jour 26

LE RÊVE

Insomnie à 3 heures du mat’… Je tourne les idées dans ma tête et puis je décide de venir écrire mon article du jour, en ronchonnant quelque peu contre ce défi que je me suis lancé, à deux doigts de le qualifier de stupide, parce que mon envie de rêver est toujours minimale, ces temps.

J’allume l’ordi, je surfe d’abord un peu sur les actualités facebook. J’aime faire défiler le mur, prendre la température d’un morceau de société à un moment donné. En arrière-plan, dans mon mental, toujours ce dilemme: où est le pont entre la réalité que le mur reflète et mon rêve? J’ai une vision nette et convaincue de là où on va, mais la question est: sommes-nous vraiment en train d’y aller, ou est-ce que mon rêve n’est qu’un délire irréel? Un fol espoir qui ne repose sur aucun fait? Un gros mytho?

Je suis en permanence à l’affût des signes qui me donnent l’espoir que le mien n’est fol. Et ce hasard qui n’existe pas m’en envoie un. C’est là :

https://www.youtube.com/watch?v=rpqk24qvoR4#t=5265

Un film gratuit à diffuser : NE VIVONS PLUS COMME DES ESCLAVES.

Depuis des années, je sais que la suite, c’est «ensemble», mais quand je le dis, le mot semble effrayer. On croit qu’agir ensemble, c’est perdre sa liberté. On a peur de s’unir parce qu’on croit qu’on va s’uniformiser. La grande peur du communisme, tous habillés pareillement, marchant au pas, en masse. Comme les Lemmings. Faux.

La vraie notion d'unité est tout autre. Il faut plutôt le voir comme autant de pixels différents sur un écran informatique qui, avec un peu de recul, forment une image. Sans la différence des individus, pas de «big picture». C’est bien le contraire de l’uniformité, cet «ensemble» sans lequel il nous est désormais impossible d’évoluer. C’est parce que nous sommes esclaves de notre soi-disant liberté individuelle — il faut voir ce film, c’est très bien expliqué — que nous sommes des esclaves tout court. Seul chacun sans son coin, nous nous appauvrissons. Physiquement, moralement, spirituellement. Seuls, nous mourrons.

Je suis aux aguets depuis des années pour voir comment nous allons initier ce mouvement les uns vers les autres, pour nous réunir, nous unir, et créer un monde adéquat. Je dis même pas idéal, je dis adéquat, car le monde actuel ne l’est largement plus pour les humains que nous sommes.

Que l’on ne s’illusionne pas, les faits exposés dans ce film nous concernent tous. La crise grecque n’est que la première à notre porte, tous les autres pays vont suivre si nous continuons à laisser faire. Ne surtout pas croire qu’une ligne imaginaire sur une représentation de la planète nous met à l’abri de ce qui a commencé. C’était beaucoup plus loin avant. Sur un autre continent, en Afrique, en Inde… Aujourd’hui, c’est la Grèce, l’Espagne lui donne la main; l’Italie, et le reste de l’Europe suivent de près. Alors c'est le moment de sortir la tête du sable et se bouger le cul. Trouver nos solutions locales pour un désordre global. 

Je sens bien un vent d’espoir. Des idées, des envies, il y en a. Des mots, des pensées sont là, mais où sont les actes qui en découlent? Voilà ce que je flaire avidement. Mes antennes captent depuis un bon moment déjà que quelque chose se passe, mais quoi exactement? Dans ce film, le constat que cette notion de solidarité est en train de s’imposer dans les faits. Bonne nouvelle, mais faut-il vraiment attendre que la misère et la pauvreté se généralisent? Va-t-on vraiment, une fois de plus, attendre d'avoir faim pour faire une révolution? La vraie innovation serait de la faire en douceur, le ventre encore plein, les énergies intactes.

C’est qu’il y a un mouvement à inverser. C’est-à-dire, non seulement freiner la grosse machinerie, mais l’arrêter, et vaincre l’inertie pour la démarrer dans un autre sens. Ne pas attendre d’être exsangues et épuisés serait une bonne idée, c’est ce que je me dis après avoir visionné ce film.

Vaincre l’inertie. C’est ça qui m’inquiétait depuis longtemps. Je captais les velléités, le feu qui prenait, mais je craignais qu’un souffle un peu trop fort n’éteignent la flamme plutôt que de l’alimenter. Ce petit film me donne un bel espoir. Je ne sais pas vous, mais moi, je sens là-bas qu’un foyer est allumé qui ne s’éteindra pas.
Il y a d'autres foyers ailleurs, je n'en doute pas. Je diffuse celui-ci ce matin parce que je viens de le rencontrer et que c’est justement ce qui me manquait à mon histoire: ce mouvement global qui nous fait passer du rêve à la réalité.

Une ou deux pistes:

Sur la crise grecque:















Encore une chose intéressante: en grec, esclavage et travail est le même mot qui se différencie uniquement par l’intonation.

C'est peut-être le moment de changer de ton, non?


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vendredi 19 décembre 2014

Jour 25

LE RÊVE

Il est exigeant, mon défi... Encore un jour où je n’ai pas envie de rêver. Les jours d’avant solstice sont des jours de repos et d’intériorisation et je voudrais ne pas penser. 

Pourtant, c’est bien là qu’il est, le rêve. Au centre. Ben, justement, j'ai envie de le garder au chaud dans mon intimité alors que je le publie sur un blog. Pour l’instant, les statistiques me disent qu’il y a une personne, peut-être deux qui suivent mes articles. C’est parfait. Je n’assume pas encore tout à fait de l’offrir en pâture au monde. Je crains cela, justement (la pâture), qu’on me le casse, qu’on me le critique. Dans mon rêve, casser la magie est devenu un vrai péché contre l’humain. Et la crainte des rabats-joie n’existe plus. Quel pied!

Non mais imagine!
Un monde sans jugement, sans critique, sans suffisance, sans moi-je-sais-tout, sans «mais tu rêêêves, tu crois aux Bisounours !!!» méprisant.
Voilà: un monde sans mépris.
Rhaaa, lovely!

Oui, je crois aux Bisournous. Ah ça oui! Je crois que l’humain naît bisounours. Y’a qu’à regarder un bébé. Si on naissait avec le mauvais en nous, on verrait des bébés diaboliques. Or…

Le truc, c’est de rester enfant toute sa vie, mais alors bonjour le challenge! Entre ceux qui font la même chose que vous, ceux qui font le contraire et ceux qui ne font rien, il y a toujours une collection de gens pour vous casser la magie. Je leur demande juste d’aller casser la magie ailleurs. Ou d’arrêter. Voilà, en fait, je demande aux rabats-joie de changer. Tiens, je vais demander ça au Père Noël, il est encore temps. L’éradication massive des rabats-joie et le retour de l’enthousiasme inconditionnel.

Non, mais qu’on cesse de dire qu’on s’emmerderait dans un monde sans problèmes, on n’en sait rien, ça ne s’est encore jamais vu! Tentons l’expérience! Et si vraiment on s’emmerde dans une société éthique, équitable et solidaire, je propose qu’on créé des congés payés pour que ceux qui le veulent puissent aller en vacances au Club Merde. Là, tout y sera prévu pour le malheur. Des buffets de conflits à volonté, des activités brutales, des bagarres, des Pictionnaries d’insultes, des activités destructrices. Mais attention, trois semaines par an, pas plus. Et ceux qui ne sont pas d’assez bonne volonté le reste du temps seront punis, ils devront faire des heures supplémentaires de bienveillance et seront privés de vacances.

Essayons donc l'amour!
Peut-être que j'ai tort de croire qu’un monde de bonheur serait joyeux, mais alors laissez-moi le tester. Pour l’instant, je sais une chose, j’en ai plus que marre du monde actuel.

Pourquoi je suis dans le noir, moi, aujourd’hui?... Ah oui, hier soir, j’ai regardé ça:
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=owXtjrWACLg
C’est pas nouveau, ça date de 2011, mais c’est terriblement d’actualité et les yeux ouverts. Ça me casse la magie.

Allez, je referme les yeux et je repars dans mon rêve.
Ça ira mieux après le solstice…


jeudi 18 décembre 2014

Jour 24

LE RÊVE

Je me suis lancé le défi d’écrire mon rêve tous les jours pendant 100 jours, mais voilà que je n’ai pas de mots ce matin. Alors je mets des images. Dans mon délire d’habitation idéale, il y a, probablement au top, la maison dans les arbres. Hormis dans le film Robin des bois avec Kevin Costner, carrément un village dans les arbres, je n’ai pas encore vraiment rencontré la construction qui me fait rêver, mais tout de même:

D’abord, les arbres. Des grands arbres :
http://mrmondialisation.org/una-casa-en-el-arbol-para-adultos/
OK, c’est sûrement dommage de construire des maisons là, mais je rappelle que le rêve est idéal, la population qui viendrait habiter dans cet endroit magique serait du style «Avatar». Genre, en totale osmose et dans un respect complet avec la nature. Jusqu’ici, je n’ai trouvé que des cabanes dans les arbres un peu trop rustiques à mon goût ou des constructions qui me donnent l’impression de verrues parasites. Pas grand chose qui dialogue vraiment avec la forêt, qui dégage un sentiment de respect. J’aspire à cohabiter avec la forêt et non pas à la coloniser.

Voilà un exemple. La maison a l’air très chouette, mais l’arbre semble souffrir de sa présence:
http://mamasoncall.com/2013/04/mamas-love-tree-houses-to-die-for/
Très belle maison, on peut s’imaginer ce que c’est que de vivre au milieu des arbres. Mais là encore, la maison est un intrus dans la forêt:
http://www.digsdigs.com/three-level-house-in-the-trees/

Une série de «cabanes dans les arbres»:




































On s’approche, mais c’est toujours une cabane dans les arbres:
http://urbanduo.com/?tag=tree-house

Celle-ci est bien délirante, mais toujours avec peu de respect pour l’hôte végétal.
http://twistedsifter.com/2009/12/oshatz-wilkinson-tree-house/

Conceptuel, mais à l’opposé de mon idéal:
http://www.livbit.com/article/2008/11/20/beautiful-tree-house-resturant-in-new-zealand/


Voilà l’idée: la place pour l’arbre de grandir, il devient hôte de la maison. Il faudrait encore que l'architecture de la maison se fonde dans celle de la forêt, qu'elle soit en harmonie avec elle.




Là, c’est le contraire, c'est les arbres dans la maison:

mardi 16 décembre 2014

Jour 23

LE RÊVE

— Et depuis, tu as des nouvelles? demande Kevin.
— Non, pas récentes, dit Ana. Mais la vie s'est chargée de lui servir la monnaie de sa pièce. Aux dernières nouvelles, il avait monté un nouveau marketing de réseau, mais il ne faisait plus illusion, ça ne marchait pas du  tout. Après, je m’en suis désintéressée. Chacun sa route, chacun ses leçons de vie. Personnellement, j’ai passé à autre chose, mais un petit groupe du Pokus n’a pas lâché la rampe. Ils ont bossé à faire renaître l’idée.
— Ah bon? Ils n’étaient pas découragés? Totalement écœurés?
— Il faut croire que non. Une fois de plus, l’idée est bonne. Moi, j’y ai toujours cru, cette idée d’abondance, de solidarité, c’est un truc qui est profondément en moi. Pas vous?
Tout le monde est d'accord sur le fait que c'est une part de ce qui fait de nous des humains.

— Ce concept «ensemble», il résonne fort en moi depuis un bon moment, dis-je. C’est dans ma nature, mais je crois que c’est en chacun de nous. L’humain est grégaire. Seul, il dépérit. On a fini par l’accepter. Et franchement, je crois que le Jeu y a été pour beaucoup, non? Est-ce qu’il y en a parmi vous qui jouent?

Sur les onze personnes qui participent à ce forum improvisé, neuf lèvent la main. Nous éclatons de rire.

— Ah mais alors tout le monde sait de quoi je parle? s'exclame Ana.
— Non, dit Laurence. Moi j’ai découvert le Jeu il y a six mois, grâce à l’un de mes fils. J’ignorais complètement qu’il avait une telle histoire; c’est beau, je trouve.
— C’est drôle. Qu’est-ce qui vous plaît, dans le Jeu, alors?
— Moi c’est le jeu en soi. Les stratégies, les gains, dit Bruno.
— Moi j’aime surtout distribuer mes gains. Ceux qui doivent aller aux œuvres. Je parcours toute la liste des œuvres inscrites pour les dons, et je me régale. Il y a des projets dingues. En général, je choisis celui qui a reçu le moins ou les nouveaux inscrits. Ensuiute, je suis l'évolution des projets, c’est super. J’ai aussi ceux auxquels je suis fidèle.

Elle nous raconte alors comment elle va vu un projet d’école en Inde progresser et s’épanouir. Elle parraine trois enfants dans cette école, elle leur écrit, elle projette d’aller les voir bientôt.

— Perso, c’est le tchat que j’apprécie le plus, dit Arnaud. Surtout quand j’ai des insomnies. Je me connecte et je vais voir où ça joue. La nuit, c’est évidemment sous d’autres tropiques. Je fais des coucous aux gens connectés, je place une ou deux positions, et ensuite, on discute. J’ai rencontré des gens super. Des fois, on fait le voyage pour se voir en vrai.
— Alors moi, depuis que j’ai un compte sur le jeu, ma boutique en ligne pète le feu.

Elodie fait des bijoux qu’elle vend sur internet. Ses contacts dans le jeu lui ont amené une clientèle qui apprécie ce qu’elle fait.

— Pour en revenir à la petite histoire, comment il a ressuscité, le Jeu?
— Comme je disais, un petit groupe a voulu continuer. Un peu fauchés après cette seconde déculottée — le Pokus après les cercles d’abondance — ils ont d’abord dû se refaire. Ils ont cherché un travail alimentaire tout en continuant à se réunir. Même éparpillés géographiquement, ils se contactaient régulièrement par skype. L’idée continuait à faire son chemin; l’informaticien continuait à développer, mais à la petite semaine, car il n’avait que peu de temps à y consacrer par jour. Ils ont fait cela sans plus rien dire publiquement. Cette leçon-là au moins a été apprise: ils ont décidé de ne communiquer que quand ils auraient quelque chose à dire. Plus de promesses, des faits.
— Mais personne n’a demandé de comptes?
— Mais non. Jimmy parti, ils ont tous pensé que le responsable était hors d’atteinte. Et puis chacun avait affaire à son parrain, pas aux gens du bureau. Et puis c’était un jeu, ils avaient joué et perdu, basta. Je crois que certains ont demandé à leur parrain de les rembourser, je ne sais pas comment ils se sont arrangés.
— Personne ne t’a demandé, à toi?
— Une personne. Je lui ai d’abord avoué combien j’avais perdu, moi, et que je n’avais pas l'intention de demander à mon parrain de me rembourser cette somme, donc, je n’avais pas les moyens de la rembourser elle. Elle a fermé son caquet quand elle a su que j’avais perdu dix fois plus qu’elle. Mais bon, je n’ai jamais considéré cet argent comme «perdu». J’ai joué, j’ai cautionné une belle idée, je ne regrette rien. J’ai appris qu’il ne faut pas faire confiance aux gens, mais aux idées. Et j’ai eu raison puisqu’au final, puisque l’idée est aujourd'hui réalisée. Et si je suis tranquille financièrement, maintenant, c’est en grande partie grâce au Jeu qui me procure des revenus réguliers.
— Oui, mais comment ça a fini par marcher?
— Persévérance. Le comité continuait ses efforts. Le plus dur, ç’a été de trouver comment et quoi faire pour que ce soit impossible de niquer le projet. Ils ont mis du temps, c’était ardu. Première chose, c’était important que le Jeu soit complètement automatique. Revenir avec un système de managers à l’instar des marketings de réseau, d’avance, c’était mort. Seuls les managers gagnaient vraiment de l’argent en ayant des bonus sur les gains de leur descendance. Il fallait stopper cela. Légitimement, seulement les joueurs devaient recevoir des gains. Jimmy avait sournoisement grignoté le pourcentage pris sur les gains pour les frais de gestion du Pokus, ils l’ont remis à un niveau décent et puis ils ont simplifié la plateforme qui étaient devenue un fatras incompréhensible de nature à faire fuir les joueurs. Plus d’interminables séances d’explication d’un jeu compliqué, mais des vidéos courtes et surtout, la plateforme de jeu sans argent où on peu jouer de façon illimitée. Mais pour en arriver là, il y a eu encore bien des heure à ramer. L’argent manquait toujours, il n’y avait que six ou sept abeilles dans la ruche pour produire le miel… Et puis un jour, un magistral coup de pot. Une rencontre, un hasard. Un mec friqué qui entend parler du projet, il trouve l’idée géniale, il ouvre un compte illimité pour mener à bien le projet.
— Incroyable!
— Il n’a rien demandé en échange?
— Mais non. Il faut croire que le projet était mûr. C’est sûr que depuis le début, ce concept était prévu pour le nouveau monde. Tant que l’ego tenait les rênes chez la plupart d’entre nous, ça partait en cacahuète. Comment et pourquoi l’ego a été relégué à sa juste place, c’est-à-dire en arrière-plan, ça, c’est une autre histoire. Il se trouve qu’aujourd’hui, l’éthique collective est prioritaire. L’autre n’est plus une menace, mais un allié potentiel. On ne cherche plus comment s’en protéger, mais à découvrir le point d’entente. C’est le grand changement de ces dernières années. Dès lors, tout est possible. Le Jeu est arrivé à point nommé pour manifester cela: ensemble, on change le monde.
— Oui, je me rappelle, c’est allé très vite. C’est surtout dans les pays pauvres que ça a fait un bien fou.
— C’est vrai. Et ouvrir des niveaux d’entrée de Jeu à deux francs fut une idée lumineuse également. C’était accessible pour tout le monde sur la planète.
— J’étais en Afrique quand le jeu est arrivé à Abidjan. Ç’a été une traînée de poudre. On a vu les choses changer en un rien de temps. Au début, c’était un peu chaud. Les premiers gagnants ont été jalousés, il y a eu quelques bagarres, mais ils ont vite compris qu’ils pouvaient tous gagner, alors on a vu une belle cohésion s'installer. C’était aussi l’époque où le revenu de base inconditionnel se généralisait, les gens se détendaient, on commençait à croire que c’était la fin de la pauvreté. Tu imagines la joie qui montait? C’était une période magique.

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lundi 15 décembre 2014

Jour 22

LE RÊVE


Ce soir, Kevin entre dans la cuisine commune, nous aperçoit et crie:

— Ne commencez pas sans moi!
— Il parle de quoi? demande Ana

Je ris.

— Je crois que l’histoire du Jeu le passionne.

Il nous rejoint avec son assiette et s’installe.

— Vas-y, raconte. Tu parlais d’une révélation…
— Vous parlez de quoi? demande Joséphine.

Nous lui résumons notre conversation de midi, elle est tout de suite au parfum car elle a fait partie d’un cercle en son temps.

Ana enchaîne:

— Un jour, un des participants à un cercle, qui avait d’ailleurs joué très gros, a eu l’idée d’informatiser les transactions sous forme de jeu. Au lieu de se rassembler plus ou moins clandestinement et d’échanger les enveloppes contenant l’argent, il a pensé à automatiser les transactions. Le pilote est devenu une position centrale sur une plateforme, les deux filleuls autour de lui sur un cercle mitoyen et les quatre passagers ou les nouveaux arrivants sur le cercle extérieur. L’argent versé est automatiquement et instantanément réparti. Mais au lieu de tout donner au centre, il a eu l’idée d’en redistribuer une partie aux passagers. Autrement dit, tu entres dans le jeu et tu gagnes tout de suite. 
— Géniale, l’idée.
— Oui, c’était le Pokus, n’est-ce pas? dit Joséphine, venue se joindre à la conversation.
— Oui, c’est ça, dit Ana. 
— Ah oui, parce que des enveloppes, ça se perd, ça s’oublie… dit Romain.
— Exact. Ce fut le cas plus d’une fois. Et puis surtout, c’était très lent. Les gens travaillaient le jour, se retrouvaient le soir ou le week-end, ça traînait. En ligne, on pouvait être très ambitieux. Jimmy, le mec en question, cartonnait à l’époque dans les marketings de réseau. Il savait faire passer le message, rassembler les foules, un vrai camelot. L’ambition, il l’avait. On était un petit groupe avec lui qui avait laissé pas mal de plumes dans les cercles d’abondance. Après les descentes de police, tout s’est arrêté. Ecœurés, on cherchait une solution pour retrouver nos billes, et c’est là que Jimmy est arrivé. L’idée était belle, on y croyait tous, on était des gentils. C’est vrai, si tout le monde joue le jeu, c’est génial, non? Je crois qu’on avait surtout soif de solidarité et d’entraide. Ce monde égoïste et arriviste, c’était pas notre tasse de thé. Alors on s’est mis à bosser pour créer ce jeu en ligne, et le travail, il y en avait. Mais on était tous des amateurs, alors il y a eu des couacs. Notamment dans la communication.
— Ah oui, je me souviens, dit Joséphine. Les promesses toujours reportées. 
— La communication était archi nulle. Il fallait louvoyer avec les autorités. Jimmy tenait à ce que tout soit légal, il s’est démené avec des avocats pour trouver comment faire. Il a acheté une licence de jeu dans un pays qui les délivre facilement. C’était légal, mais ça avait une drôle d’allure. On faisait gaffe à ce qu’on devait dire et comment le dire, histoire d’éviter de se faire descendre une fois de plus, alors ça donnait une communication artificielle. Les gens ont vite cru qu’on cachait des choses malhonnêtes. Et puis c’était un tel défi informatique! On annonçait une nouvelle fonctionnalité du jeu pour une certaine date — grosse erreur! Les tests cafouillaient, alors on repoussait la date, une fois, deux fois…. On a vit passé pour des guignols… On bossait comme des fous jusqu’à point d’heure. Concepteur de l’idée, Jimmy s’est vite imposé comme directeur. On était en train de réaliser un idéal, il avait l’air de savoir ce qu’il faisait, on l’a laissé faire sans demander de comptes, pourtant, c’était un réel travail d’équipe. 
— Aïe, fait Arnaud.
— Comme tu dis… On a mis la charrue avant les boeufs, on a commis les erreurs de tous les débutants. Jimmy voulait des bureaux, on a loué des beaux bureaux, acheté des ordinateurs, des meubles en bois laqué, ça en jetait. A côté de ça, les salaires était maigres… enfin, les nôtres. On a su plus tard que Jimmy ne se privait de rien. 
— On te voit venir, il s’est tiré avec la caisse? demande Bruno.
— Ben oui. 
— Mais vous ne vous êtes pas méfiés?
— Mais non! C’était le vieux rêve des communautés soixantuitardes qui se réalisait. Cette fois, c’était la bonne. Et puis je crois qu’on ne s’attendait pas une menace venant de l’intérieur. Quand on a ouvert les yeux, c’était trop tard. 
— Personne ne lui a fait un procès, personne… ne l’a tué?
— Il avait senti tourner le vent. Il est parti en Australie soi-disant pour ouvrir un bureau là-bas, il n’est jamais revenu. Intenter un procès était déjà au-dessus nos moyens, alors un procès international… Et puis quoi. On a joué, on a perdu une fois de plus. C’est la vie. Que celui qui n’a jamais perdu bêtement de l’argent nous jette la première pierre.
— T’as raison. Moi, ma dépense idiote, c’est quand j’avais vingt ans, j’ai payé une fortune pour une cure de pollen de six mois qui me garantissait dix à vingt ans de vie supplémentaire, dis-je.
— Ha, ha! Moi, la dépense pour laquelle je m’en veux, c’est l’achat d’une encyclopédie en vingt-quatre volumes que j’ai dû ouvrir trois fois. Avec, ils m’ont vendu le CD sur lequel je pouvais faire mes recherches sur l’ordinateur, c’est ça qui m’a séduite, dit Amy. C’était au début des ordinateurs domestiques et au tout début d’internet. Une décennie plus tard, Google répondait à toutes les questions encyclopédiques. 
— T’as fait quoi de tes volumes?
— Ils sont chez Claudine, près de Grenoble. Tu sais, la maison des livres.. Il faut dire que c’était une très belle édition reliée plein cuir. Un bel objet. Faut dire que ça m’a coûté un bras, j’ai payé pendant trois ans…

Chacun y va de son témoignage, et nous passons un bon moment à rire aux éclats de nos dépenses les plus idiotes que nous regrettons encore.






dimanche 14 décembre 2014

Jour 21

LE RÊVE

La vie est un délice au Portugal, dans cette oliveraie majestueuse. Après quelques jours pleine de courbatures, je passe désormais la journée à cueillir les olives avec aisance et plaisir. Il fait beau, mais pas chaud au point de travailler en t-shirt. Nous arrivons au bout, la récolte sera terminée ce soir. La pression des olives a commencé, c’est un travail impressionnant.

Nous faisons la pause de midi avec un petit groupe de gens de même affinités. Il y a nous quatre, Bruno et Laurence, Amy, une Américaine, et Kevin, un Australien. Nous mélangeons alllègrement les langues, et tout le monde se comprend. L’ambiance est très joyeuse. Je ne sais plus comment la conversation y arrive , mais nous parlons d’argent et du Jeu. Un jeu d’argent, en ligne depuis plusieurs années. Un concept amusant qui permet de redistribuer équitablement des fonds tout en jouant et en grimpant dans des niveaux.

— Comment il a démarré, ce jeu? demande Amy.
C’est le dada d’Ana, elle est intarrissable sur le sujet.
— Tu as connu des cercles d’abondance? 
— Non.
— Alors je vais y venir, mais encore avant les cercles d’abondance, il y a eu le jeu de l’avion. On entrait dans le jeu comme passager en payant une somme au pilote en place. Sous le pilote, il y avait deux co-pilotes, quatre stewards et les passagers. Pour être pilote et s’envoler, ce dernier devrait avoir un équipage complet, c’est-à-dire les huit passagers qui payaient leur place. Il y avait des avions à 100 francs, d’autres à 1000 francs, certains ont même joué très gros, il y avait des avions de luxe à 10’000 francs la place. Fais le compte, le pilote touchait dans ce cas 80’000 francs et sortait du jeu. Les co-pilotes devenaitent pilotes en attente d’un équipage complet, etc… 
— Oui, un système pyramidal? Illégal, non?
— Oui, on a dit aussi un scam à la Madoff qui a utilisé cette idée plus tard, mais si tu regardes bien, le système monétaire et le système en général fonctionne comme ça. Il y a des hiérarchies partout. Le jeu de l’avion a démarré très fort, et ça a bien marché pendant un temps. Idéalement, il aurait fallu obliger les pilotes à reprendre au moins une place de passager dans un autre avion. Certains l’ont fait, mais malgré tout, le mouvement s’est vite essoufflé. Et puis on s’est rendu compte que c’était illégal quand on se rencontrait dans des lieux publics pour échanger l’argent, bref, ce fut un échec cuisant. Nous n’avions pas encore un esprit collectif comme maintenant, mais ça nous démangeait, je pense que c’est pour ça que ça attirait quand même pas mal de monde. L’idée était belle, il y avait beaucooup de gens qui y croyaient: la solidarité, l’entraide jouer le jeu jusqu’au bout. C’est rigolo, d’ailleurs, parce que quand c’est des privés qui utilisent un système pyramidal, c’est illégal, mais quand c’est les banques, on ne voit pas le problème. Bref… Si on observe bien, ce système n’a rien de mauvais en soi, si tout le monde joue le jeu honnnêtement. Tout est bien allé dans l’économie tant qu’il y avait une éthique. Quand les emplois étaient bien rémunérés, quand l’argent était mieux réparti, il existait une énorme classe moyenne plutôt aisée, consommatrice et créatrice d’emploi du genre babysitters, femmes de ménage, etc. Et puis les riches ont eu besoin de plus d’argent, tout a été aspiré vers le haut et la classe moyenne s’est scindée, une partie vers le haut, une autre vers le bas. Des riches plus nombreux et plus riches, des pauvres plus nombreux et plus pauvres, et plus de classe moyenne. Et puis les choses se sont salement gâtées. En fait, le jeu de l’avion a démontré cela de façon flagrante: les pilotes n’ont pas rejoué le jeu, n’ont pas remis de l’argent à la base, et le jeu a foiré. Dans la société, les riches ont confisqué l’argent, ne l’ont plus redonné à la classe moyenne qui a disparu. 
— Ah oui, tiens, je n’avais envisagé les choses ainsi, dit Kevin. C’est parfaitement exact. 
— Il faut croire que le besoin et l’envie de partager étaient forts, parce que l’idée a réémergé. Cette fois, sous forme de cercles. On entrait dans le cercle avec une somme d’argent, il fallait trouver deux personnes et non plus huit. Un parrain, deux filleuls et c’est le filleul du filleul qui faisait gagner le parrain. 
— Comment ça?
— En fait, c’était toujours pyramidal, mais la hiérarchie était réduite. Dans l’avion, c’est la troisième génération qui te faisait gagner des sous comme pilote. Dans les cercles, deux générations seulement. C’était plus direct. On a même créé des cercles où il n’y avait pas d’obligation de trouver des filleuls, on attendait qu’il entrent, attirés par le bouche à oreille. Un bel idéalisme appliqué. Dans ces cercles-là, il y a en qui attendent toujours… Là encore, le facteur humain non évolué l’a emporté. Encore trop d’ego collectivement, même si beaucoup d’entre nous ont joué le jeu à fond et remis leur argent en jeu. Les gens voulaient surtout gagner, sans voir que dans un tel système, on ne «gagne» rien, on redistribue, on fait circuler. 
— Mais ça s’arrête forcément un jour, dit Bruno.
— Non pourquoi?
— Ben…
— Les gens qui travaillent gagnent de l’argent tous les mois. Tous les mois, ils le dépensent. Il vient d’où, l’argent?

Bruno reste pensif quelques secondes, puis constate:

— T’as raison, sur la masse, ça ne fait que circuler.
— Oui, mais il y a bien un moment où il n’y a plus assez d’argent, dit Laurence.
— Dans ce cas, les gouvernements impriment des nouveaux billets.

Pendant quelques minutes, on commente collégialement cette prise de conscience.

— Ah oui, la grande illusion de croire que l’argent est limité! dis-je. Mine de rien, c’est là-dessus que reposent pas mal de choses, notamment la grande peur du manque. Dès le moment où on considère que les moyens sont illimités, ça devient évident qu’il faut faire circuler en grand. À quoi bon garder des sous, à quoi bon thésauriser quand la source est permanente? 
— Voilà! C’est quand on a commencé à comprendre cela globalement que les riches ont trouvé que le jeu n’était plus marrant du tout. Ils sont alors partis à la conquête du pouvoir. Et comme le pouvoir peut s’acheter, ils ont eu encore besoin de beauoup d’argent. Ça a donné le chaos des premières années du siècle, parce que — et je parle toujours de conscience collective — on ne comprenait plus le but. Ce n’était plus l’argent, c’était le pouvoir, mais la différence n’était pas évidente. L’étape suivante du Jeu en a été la grande révélation.
— Au travail, les gens! nous interpelle joyeusement Roberto.
Nous levons le nez, nous sommes les derniers encore à table. 
— Argh! Je veux la suite ce soir, dit Kevin.


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