Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 31 janvier 2015

Jour 67

LE RÊVE


L’idée séduit nos amis. C’est dit, nous allons partir dans les Cévennes et créer notre oasis personnalisée. Ce sera un home pour parents et enfants, un endroit où cette relation si importante sera privilégiée. Tout reste à décider et nous venons de faire un brainstorming pendant une bonne partie de l’après-midi, commençant légèrement à nous prendre la tête, quand Z propose abruptement:
— Et si on commençait par aller les lieux? Parce qu’il faudrait d’abord que l’endroit nous plaise.

Parole de grande sagesse. Commencer par le commencement est une proposition adoptée à l’unanimité. 

— Ah oui, mais avant de partir, je veux absolument cuire mes pièces de raku, dis-je.
— Moi aussi, je veux terminer ma pièce, dit Ana.

Nous calculons qu’il nous faut encore quatre jours avant de pouvoir partir, c’est un délai qui nous permet de trouver un moyen de transport. Arnaud surfe sur le site internet de covoiturage, rien pour l’instant.

— Vraiment rien? demandé-je.
— Si, mais rien de confortable pour quatre. Il faudrait voyager séparés, c’est pas drôle.
— Attendons un jour ou deux, il va bien se présenter une occasion.
— On peut aussi prendre l’avion ou le train.
— Oui, je vais regarder ce qu’il y a d’intéressant.

Comme nous parlons de départ, deux adultes et deux jeunes manifestent leur intérêt pour notre projet. Viviane, Pablo, Laure et Carole. Ces deux dernières sont toutes deux éducatrices, l’une est spécialisée pour les enfants à besoins spéciaux — les handicapés, les autistes — et l’autre est éducatrice de la petite enfance.

— Je me joins à vous, déclare Viviane.

Elle annonce cela comme un constat. Ça nous amuse.

— Euh… Si vous êtes d’accord, se reprend-elle
— Vu comment tu as l’air déterminée, je pense que la question ne se pose pas, dis-je. Pour ma part, c’est tout à fait d’accord.

Les autres approuvent. Pablo dit qu’il ne sait pas très bien quelle serait sa contribution, mais il aime bien les enfants, il nous aime bien, il voudrait bien tenter sa chance avec nous. Là encore, l’élan du cœur est un critère prioritaire en ce qui me concerne. C’est dit, Pablo est des nôtres.

Laure et Carole ont toutes deux des engagements desquels elles ne peuvent se délier, notamment une famille et un métier. Mais elles tiennent à suivre de près l’avancement de notre projet et elles se grefferont dès que possible. C’est promis, on les tiendra au courant, et elles viendront nous voir dès que possible.

Quatre jours plus tard, les pièces de poterie sont cuites, elles sont réussies. Nous prenons l'avion jusqu’à Barcelone et de là, nous devions prendre le train. Mais deux heures avant de partir, Arnaud a fait un saut et hurlé devant l’écran ordinateur.

— Génial !
— Quoi ?
— Une voiture à ramener de Barcelone à Alès !

Il a immédiatement répondu à la demande, et on a sauté de joie.







vendredi 30 janvier 2015

Jour 66

LE RÊVE


Encore personne dans la cuisine à cette heure-là, nous savourons un petit déjeuner dans le silence du petit matin. Nous discutons de la soirée magique que nous venons de passer.

— Ils me font du bien, ces jeunes, dis-je. Ils avancent dans la vie tellement autrement que nous. Ils n’ont pas nos boulets aux pieds… Est-ce que, finalement, nous serions arrivés à leur offrir mieux que ce monde-poubelle qui existait encore il y a peu?
— Je crois que ce sont eux qui les ont éliminées. Ils sont arrivés avec une autre énergie, ce sont des mutants. J’ai toujours aimé m’occuper d’eux. J’ai un projet en tête depuis longtemps. Dans ma maison des Cévennes, je veux créer un centre d’accueil pour les jeunes comme Alice, qui se sentent décalés, pas à leur place. J’ai déjà travaillé avec des jeunes en difficulté, et aussi des autistes. Quand on leur fournit un environnement adéquat, ils font des progrès énormes. Tu sais que la plupart d'entre eux sont aussi et surtout des électrosensibles? On a nettement amélioré la technologie ces dernières années, et le nombre d’autistes ou d’enfants avec des maladies neurologiques bizarres a nettement diminué aussi. Dans les Cévennes, ma maison est isolée, il n’y a pas de pollutions, l'environnement est idéal pour les hypersensibles. 
— Et pourquoi tu ne l’as jamais mis sur pied, ton projet?
— Il me manquait l’impulsion, j’avais toujours un meilleur plan qui se présentait. Une rencontre, un voyage, une activité dans le Réseau qui m’enthousiasmait et je remettais à plus tard. Je n’ai pas renoncé, il me manque le déclic, c’est tout. Je le ferai un jour.
— Tu sais que moi aussi, j’adorerais procurer quelque chose aux jeunes. Moi, mon truc, c’est les bébés. En fait, les mamans et les bébés. Il y a énormément qui se joue entre la naissance et cinq ou six ans, c’est une bulle merveilleuse et qui passe tellement vite. Mon idée serait de procurer aux parents, mais surtout aux mères et aux bébés. un espace et un temps privilégiés pendant lesquels les meilleures choses de la vie puissent être vécues sans parasites. Sans le ménage à faire, la lessive, les courses. J'ai donné, il y a longtemps, des cours de massage maman-bébé qui sont une petite merveille. Le toucher est tellement important, surtout dans les premières années de vie, et on passe complètement à côté. J’aimerais également faire des activités créatrices avec des enfants de tous âges.
— Bon, tu sais quoi? Si on allait dans les Cévennes réaliser notre rêve?

Je regarde cet homme devenu un compagnon cher ces dernières semaines. La relation s’est installée naturellement, nous n’avons encore jamais parlé de nous, jamais pensé à l’avenir. Nous venons de vivre plusieurs semaines agréables, attirés l’un par l’autre, laissant cette attirance être vécue. Nous suivons le flux. C’est la première fois que nous nous projetons dans l’avenir. Je reste silencieuse quelques secondes. Il lève les yeux et me voit songeuse.

— Quoi?
— Rien. Je visualise… Je te regarde. Je ne me suis encore pas posé de questions à ton sujet. On vit un truc sympa, j’aime bien ta compagnie, j’adore ton humour, j’aime notre intimité, tout va magnifiquement bien. Soudain, tu proposes un truc qui ressemble à un engagement à long terme et je m’arrête un moment pour le contempler.
— Eh bien moi, au contraire, ça fait un petit moment que je me dis que la route avec toi est tellement agréable que j’ai bien envie de la continuer et qu’elle ne s’arrête pas.

Il a son sourire plein de dents qui me fait craquer et son regard azur dans lequel je me perds.

— Alors? Qu’est-ce que tu en dis?
— J’en dis que c’est tentant. Mais je pense que si on proposait la chose à Z. et Ana, ce serait encore mieux.
— Oh, mais quelle bonne idée! Ils seraient partants?
— Je suis sûre que oui, mais on n’a qu’à leur demander.

Ana rêve d’ateliers créatifs depuis des années, elle a un lien spécial avec les enfants, et aussi avec les adultes. Tant qu’elle est dans un jet créatif, tout lui réussit. Elle possède une grande force de communication de sa créativité, elle est littéralement contagieuse. Z est un guérisseur dans l’âme. Un alchimiste. Il a un don pour capter les nœuds, il trouve immédiatement la source des maux, et il sait ce qu’il faut faire pour dénouer, pour transformer le mal-être en bien-être.

— Je ne sais pas qui l’inspire, mais il est toujours pile dessus.
— Tu y crois, à l’inspiration, aux guides? Tu ne crois pas que c’est en nous, tout ça?
— Oui, nous sommes des êtres aux talents infinis, j’en suis sûre, mais j’ai de la peine à penser que tout cela nous appartient. Je pense que nous sommes avant tout des antennes. Comme Viviane, je pense que nous sommes avant tout une interface entre la connaissance ou la conscience et la création physique. J’attrape une idée, je la modèle dans la terre, elle devient un pot. Mais peu importe où est la source, non?
— Oui et non, moi je pense que nous sommes des dieux tous puissants, dit-il. Nous pouvons tout.
— Je le pense aussi. Mais je me méfie de penser cela, j’ai toujours très peur que ça vienne taper sur mon ego et qu’il fasse une rechute d’hypertrophie. Tu sais, ça me rappelle un homme que j’ai bien connu. C’était l’époque new age où les channelings florissaient. Ce mec — il s’appelait Jean-Philippe — faisait partie des premiers channels conscients bien inspirés qui recevaient des messages très clairs. Avant cela, il y avait eu la vague des médiums en transe. Lui, il entendait clairement des messages dans sa tête et suivait toutes les instructions au pied de la lettre. Ça venait de tous les grands maîtres, Jésus, Métatron, toute la clique. Ça marchait super fort pour lui, il a fait des séances avec des tas de gens à qui ça a fait beaucoup de bien, il voyageait, il se fait payer cher, bref, tout marchait fantastiquement bien. Les gens gobaient tout sans discernement. Ça venait de l'archange Michael, alors c’était forcément juste et bon.
— C’est vrai, on avait tellement soif de signification et de spiritualité autre que celle, poussiéreuse et étriquée, des religions.
— Jean-Philippe n’a pas échappé à l’orgueil spirituel. Gros piège. Il a reçu quelques prédictions bien à côté de la plaque, notamment autour de 2012, et au bout d’un moment, il a réalisé que c’était bidon. Probablement qu'il n'était connectée qu'avec le bas astral qui est aussi mal peuplé que la planète, soit dit en passant. Il l’a très mal vécu. Il a tout rejeté, le bébé avec l’eau du bain. Anéanti. Humilié. Il a mis des mois à s’en remettre, il ne voulait plus croire en rien.
— C’était encore de l’orgueil.
— Salement blessé, oui. Ça lui a pris tout ce temps pour comprendre que non seulement il avait eu la naïveté de tout croire sans discernement et de se prendre pour un grand gourou élu des dieux, mais que sa réaction était encore de l’ordre de l’orgueil.
— Ben oui, mais il n’était pas le seul dans son cas. Il y en a eu plein comme lui.
— Il ne le voyait pas, les yeux toujours troublés par l’arrogance. Il prétendait à demi-mots qu’il était le seul vrai channel, les autres n’étaient pas aussi bons que lui. Il ne le disait jamais en ces termes, bien sûr. Forcément, selon la loi immuable de l'attraction, il a attiré des gens élitistes comme lui qui ne voulaient entendre de messages que de Dieu lui-même. Sauf que le jour où il en a eu fini avec cela et qu’il a accepté d’ouvrir les yeux, il s’est senti humilié. Au bout d'un moment, il a magnifiquement transformé. Il a considéré sa naïveté comme de la candeur, il a reconnu le bien qu’il a pu faire et il a demandé pardon pour le mal qu’il considérait avoir fait. Pour ma part, je reste convaincue qu’il y avait accord et donc complicité entre les uns et les autres. Quand l’adepte est prêt, le gourou arrive.
— Ah je l’aime bien celle-là! Une variante de: «Quand l’élève est prêt, le maître arrive».
— Ça lui a pris plus de temps pour retrouver confiance en lui, en revanche. Il a pataugé un moment en fermant la porte à toute forme d’inspiration. Ça l’a paralysé pendant pas de temps. Et puis un beau jour, il a décidé d’avancer sans maître extérieur. Il a repris ses outils et a recommencé à dispenser des soins. Il faut dire qu’il y était obligé, il avait tout perdu, il était à deux doigts de se retrouver à la rue, c'était avant le revenu de base inconditionnel. Il a repris des techniques simples, yoga, massage, magnétisme. Petit à petit, il a retrouvé de l’assurance, tout en conservant la belle humilité que cette cuisante leçon lui avait enseigné. Ça lui a donné une force incroyable. Il passait tout au filtre de son discernement, faisait des choix conscients et en prenait toutes les responsabilités.

Il est onze heures, Ana et Z nous rejoignent sous les canisses, devant la cuisine.

— Hello! Vous tombez bien, Arnaud a un truc à vous proposer, dis-je.










jeudi 29 janvier 2015

Jour 65

LE RÊVE


Nous avons fêté jusqu’au petit matin. Il y a longtemps que je n’avais pas fait une nuit blanche, celle-ci fut magique. Elle a démarré dans la joie, sur cette impulsion de s’autoproclamer une famille pour l’occasion. Les plaisanteries révélaient bien les attirances des uns pour les autres, les plus proches sont devenus des frères et sœurs, les autres des cousins plus ou moins éloignés. On a beaucoup ri, on a bien mangé, et on a dansé. À un moment, quatre jeunes ont trouvé une harmonie spontanée sur une musique jouée par d’autres jeunes qui ont improvisé un air sur des instruments de fortune. Il y avait deux guitares et un saxo, un a attrrapé deux cuillères pour en jouer, puis ce furent des morceaux de bois, des couvercles, etc. Un petit moment de grosse cacophonie, puis un diapason inspiré. Des voix, des bruitages, une mélodie, et la danse. Un moment de parfaite harmonie entre les uns et les autres et une source d’inspiration universelle. Impossible de ne pas y participer, c’était terriblement contagieux.

On avait allumé un feu, à un moment, il m’a semblé que la lumière dansait avec nous. Je voyais des volutes s’échapper des bras des danseurs et des auras autour des chanteurs. Et cela sans alcool ni drogues, nous n’avons strictement rien fumé…

L’ambiance s’est calmée, certains sont allés se coucher, d’autres ont entamé des discussions pendant que des chants très doux s’élevaient encore autour du feu. Je suis à l’écart avec Arnaud, le jour pointe. J’aime ce moment où le soleil promet son arrivée et son énergie est perceptible avant son arrivée. Entre chien et loup, comme on dit, quand le bleu de la nuit se teinte de blanc sur l’horizon, n’arrivant pas encore à éteindre les étoiles. Ça me rappelle la nuit de la mort de mon frère. À mi-voix, je raconte:

— C’était l’été, j’habitais à 100 km de chez lui. Ma belle-sœur m’avait appelée dans la nuit pour me dire qu’il était admis à l’hôpital en urgence pour un cancer terminal. Cancer, nous savions tous, mais «terminal», j’en avais fait le déni. Bouleversée par la réalité soudaine, j’avais hésité à y aller tout de suite. Bien sûr, je n’ai pas réussi à me rendormir, alors au bout d’une heure, j’ai envoyé un message à ma belle-sœur pour lui dire que j’arrivais. Le temps que je me prépare, c’était comme ça, entre chien et loup. J’étais dans cet espace particulier qui appartient aux choses essentielles de la vie: la naissance, la mort, tu sais, ces moments intenses et vrais. La route longeait le lac sur plusieurs dizaines de kilomètres avec une vue sur la riviera, un des plus beaux panoramas au monde. En face, les montagnes se détachaient déjà de la nuit, les étoiles brillaient encore par milliards, c’était pas loin de la pleine lune qui diffusait sa lumière froide sur la surface du lac. Une nuit magnifique et au fond, le jour qui arrivait comme maintenant, annonçant une magnifique journée d’été. C’était fin juillet. J’ai pensé: c’est un bon jour pour mourir. J’avais l’impression de la création saluait son départ. Ou plutôt, son retour dans un autre monde. Tiens, ça me fait penser, hier aurait été son anniversaire. Ça doit être pour cela que je pense à lui.

Arnaud ne dit rien. Nous restons un moment ainsi, à contempler le spectacle quotidien du lever du soleil.

— On est complètement cons de ne pas assister à cela tous les matins, dis-je. C’est magnifique! Bravo, les effets spéciaux, regarde comme le ciel est rouge, là. C’est différent tous les jours, comment peut-on banaliser cela?
— T’es folle, dit Arnaud en riant. J’ai faim.

Nous allons jusqu’à la cuisine nous faire un café et un petit déjeuner.


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mercredi 28 janvier 2015

Jour 64

LE RÊVE


— OK, j’ai compris, dit Christophe, ta petite histoire, c’est pour dire que là où nous sommes, nous n’avons pas la vision complète des choses. Nous ne voyons qu’une partie de l’éléphant, et probablement seulement dans la pénombre. Mais alors qui peut savoir, et comment?
— Savoir avec certitude, personne, je suppose, répond Arnaud. Nous ne faisons que conjecturer depuis des lustres. D’où vient l’inspiration, d’où viennent les idées novatrices? D’où viennent les idées tout court, d’ailleurs?
— Du cerveau, dit Fernando en éclatant de rire.
— Ça, c’est bon, rétorque Viviane, on sait depuis longtemps que ce n’est pas le cas. Moi je crois qu’on n’invente rien, on ne fait que lire. Quelle base de données? Je n’en sais, rien mais je suis convaincue que tout ce que nous avons expérimenté et que nous expérimentons s’inscrit quelque part.
— Certains les appellent les annales akashiques, dit Z.
— Ou l’ADN, dis-je.
— Peut-être, continue Viviane, en tout cas, ça existe quelque part, sur un niveau de conscience quelconque. On puise à la source, on canalise l’idée et on la concrétise à notre manière. La même idée chez le voisin n’arrive pas de la même façon.
— J’aime bien l’idée, dit Ana.
— Est-ce que vous êtes tous contents de l’éducation que vous recevez?

Ils sont tous plutôt affirmatifs.

— Ah non, pas moi, dit Alice. C’est galère. J’ai dix-sept ans et j’ai hâte d’être majeur l’année prochaine, parce que je n’en peux plus. Mes parents sont bruyants et brutaux.
— Que veux-tu dire?
— Ils sont dans le pouvoir tout le temps. C’est eux les parents, c’est eux qui savent, c’est eux qui décident pour moi. Je dois obéir et suivre leurs «conseils». En fait, ce sont des ordres. Moi, je ne sais pas toujours ce que je veux, et j’aimerais bien avoir le droit d’hésiter et d’essayer des voies diverses. Mais selon eux, je dois choisir une voie et m’y tenir. Ils brandissent les grands mots comme persévérance, travail, résultats. Je dois choisir ce que je veux faire de ma vie, le déclarer et ne penser qu’à cela. Mais j’appelle pas ça vivre, moi.
— Alors c’est quoi, vivre? demande Arnaud.
— Mais ce qu’on fait là: aller là où c’est attirant, rencontrer les gens, les écouter, leur parler, apprendre la poterie un jour, la peinture le lendemain, tout en apprenant une nouvelle langue parce qu’on est à l’étranger. Manger des trucs nouveaux, découvrir l’art dans les villes et les musées! Ou marcher dans la nature, on apprend tellement en marchant dans la nature!
— Et alors en fait, tu es obligée de vivre comment? demande Pablo.
— Je vis en ville, et pas dans le Réseau. Mes parents se méfient, ils disent que c’est une secte. Je vais à l’école toute la journée, je fais peu de sport, pas d’activités créatrices. Là, c’est les vacances, et c’est la première fois que j’obtiens de partir toute seule. Un stage de poterie, ça a passé, ça fait hobby sympa. Tu parles si je me suis abstenue de dire que c’était dans le Réseau! Je dois les appeler tous les jours, ils me demandent si je bois ou si je fume, bref… Ils ne sont pas méchants, mais ils ont peur de tout. Ils ont peur que je me drogue, que je boive, que je baise…
— Dans l’idéal, tu voudrais quoi?

Elle soupire.

— Un peu plus d’amour, je crois.
— Tu penses qu’ils ne t’aiment pas?
— Je pense qu’ils ne m’aiment pas assez. Sinon, pourquoi ils ne me font pas confiance?
— Pourquoi tu penses qu’ils ne te font pas confiance?
— Parce qu’ils ont peur pour moi!
— Mais c’est de l’amour, d’avoir peur pour ses enfants, non?
— QUOI!?

J’ai dit cela un peu par provocation, et ils réagissent tous avec véhémence. Je ris.

— Non, je sais,… Mais eux, est-ce qu’ils le savent? Est-ce que tu ne crois pas que ce sont leurs peurs à eux qu’ils projettent sur toi?

Elle réfléchit un moment. On sent que ça atténue son désarroi.

— T’as raison, je ne m’étais jamais imaginé qu’ils pouvaient avoir leurs vulnérabilités… Ce sont mes parents, dit-elle avec un joli sourire et comme si elle avait dit «ils sont parfaits». N’empêche que c’est pas une raison…
— Tu as essayé de leur donner ton point de vue?
— Oui, un jour où la communication ne passait pas trop mal, je leur ai dit de faire au moins confiance à l’éducation qu’ils m’ont donnée. Je ne vais pas me droguer ni me prostituer, ils m’ont inculqué des valeurs, tout de même! Qu’ils me laissent aller les mettre en pratique. Alors mon père, qui non seulement ne peut pas avoir tort, mais qui ne peut pas donner raison à quelqu’un d’autre, a dit qu’il me faisait confiance, à moi, mais c’est des autres dont il se méfie. Ce qui, entre nous soit, revient à dire qu’il ne me fait pas confiance pour ne pas tomber sous l’influence des vilains méchants qui jalonnent ma route. Bref, j’ai renoncé. J’ai même plus envie de discuter. Ça ne passe pas, ça ne passe pas. Je vais les quitter et je vivrai ma vie sans eux. Ça va aussi. Mais ça m’attriste qu’on ne s’aime pas.
— C’est dur, de dire ça.
— C’est la vérité! On ne se déteste pas, mais le taux d’amour est nettement insuffisant pour appeler ça de l’amour. C’est une relation familiale, basta. Sincèrement, je me sens nettement plus en famille avec vous, depuis quelques jours qu’avec les membres de famille.
— Bon, alors on va fêter ça, Sister, crie Pablo. Ce soir, on fait une grande fête de famille, OK?
— Bonne idée! Des jours que nous palabrons, ça manque singulièrement de mouvement. Allez, on va chercher de quoi faire une bonne bouffe, on mettra de la musique et on dansera le tango et le flamenco.

La soirée qui s’ensuit est digne de s’inscrire dans le top 10 de l’année. On s’affuble de liens familiaux, c’est ainsi que je deviens tante, mère, cousine, sœur, belle-sœur, nièce, grand-mère et même arrière-grand-mère, ce contre quoi je m’insurge énergiquement en déclarant que je suis beaucoup trop jeune pour cela.









mardi 27 janvier 2015

Jour 63

LE RÊVE


Aujourd’hui, il fait beau, nous sommes tout un groupe à aller nous promener au bord de la mer, et visiter Malaga. Partis après le petit déjeuner, nous avons fait un tour de ville et flâné comme des touristes. Les filles ont fait les magasins pendant que les garçons, typique, sont allés boire des verres. Certaines choses ne changent pas d’un monde à l’autre…

Nous voilà sur la plage, nous marchons dans le sable. Il y a un petit vent frais et un soleil qui déjà réchauffe et sent le printemps. Arnaud est intarissable, et les jeunes, toujours avides d’informations concernant un temps qu’ils n’ont pas connu. à l’inverse, nous sommes friands de leur point de vue sur une réalité qui nous est encore peu familière. Pour l’instant, c’est Arnaud qui expose ses théories sur la justification de l’homme sur la Terre.

— L’homme est à mi-chemin entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, il est l’interface entre les deux. Sans l’homme, la conscience n’a pas conscience d’elle-même. Il est dit que la Source était une au départ. Mais elle n’avait pas conscience d’elle-même. Pour obtenir cette conscience, elle est allée à la périphérie.

Sur le sable, il dessine un cercle avec un point au milieu. Et puis il déplace ce point sur la circonférence du cercle, et trace un autre cercle avec ce point-là comme centre.

— La division cellulaire, commente Viviane.
— C’est exactement cela. Elle s’est divisée pour pouvoir se contempler. Non pas par arrogance, mais pour acquérir la connaissance. Elle s’est démultipliée en milliards de morceaux, autant d’âmes incarnées dans un corps physique pour expérimenter la densité. Chacun de nous apporte ainsi sa pierre à l’édifice en vivant chacun sa propre expérience. C’est pourquoi chaque vie est précieuse.
— Bof, pourquoi? demande Fernando. Tu vis, tu meurs, tu reviens dans un autre, c’est pas grave, tout ça.
— Grave, non, important, oui. Tu vis ici, maintenant et dans ce corps avec cet ADN, avec une structure bien précise. Toi seul es capable d’avoir ce point de vue-là sur les choses: ton point de vue. Personne d’autre ne peut voir les choses comme toi tu les vois. Tu t’en vas, l’angle de vue avec. Quand je dis « voir », c’est plutôt concevoir, ça s’expérimente avec tous les sens, et avec le corps. Ça me rappelle une femme que j’ai rencontrée il y a plusieurs années et qui regrettait d’avoir fait des enfants avec son mari, parce que leur histoire avait lamentablement foiré et qu’il était en dessous de tout. Je lui ai demandé si elle aimait ces enfants-là, elle m’a répondu oui, bien sûr, mais elle aurait préféré les avoir avec un meilleur mari. Je lui ai dit qu’ils n’auraient jamais été les mêmes! Jamais de la vie! Même avec le mari idéal, fabriquer un bébé est un vrai coup de poker: à un autre endroit, le mois suivant, et hop, ce n’est pas le même être qui arrive.
— Je n’avais jamais réfléchi à cela, dit Fernando.
— Aimez vos corps, les amis, ils sont un temple précieux pour votre unique expérimentation. Je reviens à la place de l’humanité dans la conscience. Nous sommes les seuls êtres de la création qui ont la conscience. L’anglais fait une différence significative entre « conscious » et « aware ». On pourrait traduire ce dernier par « averti », mais c’est une pâle traduction. Nous avons passé de l’ancien monde où l’homme se prenait pour le roi et se croyait au sommet de la création au nouveau monde où l’humain a humblement conscience de son rôle et rempli sa mission avec enthousiasme. C’est grâce à cette awareness que nous avons pu faire le saut de quanta. C’est parce que nous avons enfin compris que notre rôle avait un but que nous avons pu lâcher nos peurs et guérir nos ego blessés.
— Quel but?
— Prendre conscience de la conscience. Be aware of the consciousness.
— Pourquoi?
— Alors ça, c’est la suite qui nous le dira. Comme c’est une première, on avance à l’aveugle. Je pense que la suite logique, c’est utiliser cette conscience. Agir plutôt que réagir, créer notre vie. C’est commencé. On commence à se rendre compte que nous avons des talents multiples, et nous commençons à utiliser nos facultés. Pour vous, c’est plus évident, je pense. Vous lisez dans les pensées depuis toujours.
— Pas vous?
— Si, mais on a éteint nos facultés les plus sensibles. Imagine un enfant qui commence à marcher, et on lui dit que ce n’est pas possible, ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, marcher ne sert à rien, tout le monde marche à quatre pattes, c’est comme ça que ça se fait. C’est ce qui s’est passé pour toutes les générations avant vous. Ceux qui se levaient tout de même et marchaient sur leurs deux jambes ont été traités de fous, ont été enfermés, réprimés, brûlés, etc. Enfin, nous en sommes à accepter qui et ce que nous sommes — chacun individuellement et différencié des autres. Mieux encore, nous sommes ouverts à nous découvrir, nous sommes curieux de notre évolution. C’est un gros changement par rapport à avant où le besoin de sécurité gravait les choses dans le marbre et obligeait à la pensée unique. Plus de lumière nous a fait nous rendre compte qu’on pouvait faire le tour des choses pour les voir sous d’autres angles. C’est la métaphore de l’éléphant dans le noir, vous connaissez?
— Non, répondent-ils collégialement.
— Une tribu tombe sur un éléphant couché dans la jungle pendant une nuit très noire. À tâtons, l’un touche une jambe, l’autre la trompe, un troisième l’oreille, une quatrième une défense, etc. Ils partagent ensuite leur découverte, l’un décrit l’éléphant comme un gros tube, l’autre comme un tuyau, pour le troisième, c’est plat et flasque, pour le quatrième, c’est dur et conique. Quand le soleil se lève, ils découvrent qu’ils ont tous à la fois raison et tort.

Ils savent bien tout cela, ces jeunes. Mais ils ne savent pas qu’ils le savent. Ils aiment qu’Arnaud traduise mentalement leurs connaissances innées. Nous avons vraiment un immense plaisir à échanger.


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lundi 26 janvier 2015

Jour 62

LE RÊVE

Je m'octroie une pause dans l'écriture des articles, parce que depuis plusieurs jours, je bosse fort et bien sur un projet créatif qui me fait planer à 30 cm au-dessus du sol. Pas envie de redescendre pour me concentrer sur l'écriture. 

Avec Z. et Ana du rêve, qui sont deux personnes qui existent en vrai, nous sommes inspirés à travailler ensemble, et voilà ce que ça donne :


Cliquez sur les dossiers, ce sont des fonds d'écran, avec des photos vachement belles et des mots vachement forts. 

ZAP, c'est donc pour Zeljko, Ana et Patricia, la synergie d'un trio qui se fait plaisir et qui le partage. Quantum Imagery, parce que les images ont fait un saut de quanta dans un autre monde et qu'elle dégagent quelque chose de tout à fait particulier. 

L'idée de ZAP Q.I., c'est de mettre en fond de nos écrans une image et un mantra de pensée positive pour une injection multi-quotidienne d'énergie lumineuse. Sans blagues, combien de fois par jour ouvrez-vous votre smartphone? A chaque fois, le conseil d'aller avec le flux, par exemple, est répété et il finit par pénétrer nos cellules.

Magique.

Le site est en anglais, Google traducteur vous fera volontiers la traduction en cas de besoin.

Sur ce, j'y retourne.

dimanche 25 janvier 2015

Jour 61

LE RÊVE

— C’était comment, la vie, avant?

Nous échangeons des regards entre anciens. Je ne peux pas dire «vieux», aucun de nous n’en a l’air, pourtant nous avons un âge certain. Un des jeunes m’entend penser et demande:

— Vous avez quel âge?

Ça fait rire tout le monde, car plus personne ne compte, de nos jours. Nous énonçons chacun notre chiffre à tour de rôle, nous avons entre soixante et soixante-huit ans. D’autres adultes se sont mêlés à notre groupe, ils sont plus jeunes et doivent faire le calcul avant de répondre.

— Voilà l'un des grands changements, dis-je. Avant, notre âge nous accompagnait tout le temps. Nous fêtions les anniversaires et il n’y avait pas moyen d’échapper à la notion de vieillesse. Toute la société nous le rappelait tout le temps. Je me rappelle avoir vu un jour un documentaire sur une tribu reculée du Maroc qui vivait à l’écart de ce qu’on appelait la civilisation et qui fabriquait de l’huile d’argan. Ils allaient ensuite la vendre en ville, et le journaliste demande combien de temps ça leur prend. «Ça prend le temps que ça prend» répond un homme buriné. Difficile de lui donner un âge, il était énergique, dynamique, il dégageait un feu intérieur vif mais il avait le visage complètement ridé. Justement, se rendant compte que sa notion du temps n’est pas la même que la nôtre, le journaliste lui demande son âge. Vu l’échange entre le bonhomme et l’interprète, on réalise qu’il ne comprend même pas la question. Gentil, débonnaire, il hausse les épaules et répond en souriant: «Je ne sais pas. Dix-huit ans». J’ai adoré. Il en avait manifestement au minimum cinquante mais sûrement beaucoup plus, et dans sa tête, dix-huit ans. 
— Pourquoi vous comptiez?
— Va savoir… C’était une convention collective. 
— Tous les ans, on se rappelait qu’on vieillissait, qu’on s’approchait de la mort, en quelque sorte.
— Dans le fond, ajoute Ana, beaucoup de négatif était ainsi induit dans nos consciences. Au début, la médecine était là pour soulager, guérir; à la fin, c’était devenu une grosse machinerie à faire du fric. On a passé d’aller voir le médecin et n’en ressortir qu’avec quelques bons conseils d’hygiène de vie à aller voir le médecin et en ressortir avec des rendez-vous chez divers spécialistes pour des examens coûteux, une longue prescription de médicaments et un rendez-vous pour la semaine suivante. Nous avions l’assurance-maladie. Écoute bien le nom: l’assurance d’être malade. Pourquoi ne l’a-t-on pas appelée l’assurance-santé, ce qui aurait été plus exact?
— Ah oui, intervient Z., il y avait toutes les assurances: accident, chômage, invalidité, perte de gains, incendie, catastrophes naturelles, et la meilleure: l’assurance-vie. Encore un contresens, elle intervenait en cas de décès. C’était vraiment le monde inversé. 
— Mais pourquoi vous viviez ainsi, de façon aussi morbide? demande Alice.
— C’était comme ça, répond Arnaud. Une fois de plus, il faut considérer que pendant très longtemps, nous étions dans cette dimension de basse fréquence, dense. On baignait dans la dualité. Une chose avait forcément son contraire, comme une pièce de monnaie. Côté pile, et forcément le côté face de l’autre côté. Et puis la lumière à commencer à augmenter et à élargir la conscience. Imagine que tu nais et que tu vis dans une caverne depuis toujours. Un jour, un éboulement ouvre un grand trou au plafond et la lumière pénètre tout. D’un coup, tu vois ta caverne telle qu’elle est. Tu en vois nettement les contours, tu en découvres la beauté mais aussi toute la saleté et tous les recoins. On a eu ainsi une période pendant laquelle on a ouvert les yeux sur nous-mêmes. On a longtemps parlé de complot mondial, de conspiration de 1% d’entre nous pour prendre le contrôle sur 99%. Peut-être… Je crois que c’était surtout une évolution normale. Une spirale de lumière ascendante renforçant la spirale d’ombre descendante. Un mouvement prévisible dans la dualité. Mais la lumière allait forcément l’emporter, parce qu’à mesure que les choses s’ouvraient, s’allégeaient, le côté obscur se compressait, se densifiait. Ça serrait drôlement aux entournures, ça nous a obligés à nous demander pourquoi ça faisait si mal. La différence entre l’ombre et la lumière devenait flagrante et le choix une évidence. Quand tu aperçois un monde lumineux, rempli de couleurs et de diversités à l’extérieur de ta caverne, l’envie d’en sortir devient vite irrépressible.
— Vous aviez les religions, aussi, non? demande Christophe.
— Là encore. Sources de sagesse au départ, les mouvements religieux se sont calcifiés avec le temps. Les préceptes de vie sont devenus des dogmes. Au lieu de s’enrichir les unes des autres, les religions sont devenues des sectes, et les fervents des fanatiques. Toujours ce même mouvement de spirales contraires qui augmentent. Et puis il y a eu le temps des révélations. Tout ce qui était caché a été révélé. Quand la notion de Dieu a été mise à mal, ce fut une autre grosse secousse. Tout ce en quoi la plupart des gens croyaient s’effondrait. C'était la lumière dans la caverne sur l’état primitif et limité dans lequel on vivait.
— Ça a fait très mal, commente Ana. Tout le monde a passé un sale moment. C’était difficile. Je me rappelle, j’avais parfois l’impression de tomber dans un trou noir. Plus d’espoir. Le mental, les émotions et les sensations allaient dans tous les sens, alors que tout était paisible autour de moi. J’avais l’impression d’être seule au monde, dans une bulle, et que personne ne pouvait comprendre ni m’entendre. Ça ne durait pas longtemps, mais c’était très douloureux. Heureusement, une part de moi, hyperconsciente, me guidait. Bien sûr, la lumière éclairait aussi mon être supérieur, mon âme. Je la voyais mieux, cette part immortelle de moi-même.
— Oui, je confirme, dis-je. J’ai eu aussi ce genre de moments. J’étais de ceux qui avaient vu une faille dans la paroi de la caverne depuis pas mal de temps et qui cherchaient à l’agrandir. N’empêche qu'alors, j’étais dans une situation précaire, plus de possibilité d’emploi, le système partait en vrille, j’étais dans une ambiance de survie depuis des années et rien d’encourageant à l’horizon. Je me débrouillais, j’ai dû apprendre à vivre au jour le jour et à ne m’inquiéter des problèmes qu’au moment où ils se présentaient. C’était le bon truc, ça les a repoussés. Cela dit, je me sentais un peu coincée quand même. Impossible de faire des grands projets de voyage, comme j’aurais aimé, par exemple. Alors quand ça a commencé à s’allumer, mon espoir est revenu, même si le temps présent était plutôt catastrophique. 
— Moi aussi, je suis content d’avoir allumé ma lumière avant tout cela, dit Arnaud. C’était bien de ne pas être pris dans le gros vortex du moment. J’étais plutôt dans l’œil du cyclone. 
— Heureusement que vous étiez là, dit Viviane. Vous avez pu rassurer les autres.
— C’est vrai, dis-je. J’avais quelques personnes autour de moi particulièrement éclairées, quand c’était la tempête en moi, je me connectais à eux et ça me rassurait. J’imagine que j’ai dû, à l’occasion, faire le même effet sur d’autres. La solidarité commençait son œuvre.

samedi 24 janvier 2015

Jour 60

LE RÊVE

— Pour tout dire, continué-je, ce mieux est arrivé après une année particulièrement mouvementée. Il y a eu un bouleversement après l’autre, des attentats, des catastrophes naturelles, des dégâts causés par notre style de vie, toutes sortes de choses qui nous ont bien secoués. Par exemple, dans les pays où ils exploitaient le gaz de schiste…
— C’est quoi, ça? m’interrompt Jérémy.

Arnaud prend le temps de lui expliquer; lui et ses copains s’étonnent de savoir que les gens de la génération précédente en étaient encore à exploiter les énergies fossiles. Ils font des gags idiots sur le terme «fossile» qui me font me sentir très vieille, soudainement.

— Donc, ce gaz de schiste, une fois libéré de la roche dans laquelle il était coincé, avait tendance à répandre partout. Cette année-là, à cause des explosions en sous-sol, il y a eu des tremblements de terre qui ont libéré des grosses quantités de gaz qui se sont mélangées à l’eau, le gaz a pris feu et deux grosses rivières aux États-Unis ont été en flammes pendant des semaines. C’était à la fois magnifique et terrifiant.
— Un peu apocalyptique, ajoute Z.
— Mais pourquoi vous insistiez?
— Ah ça… Je me suis souvent posé la question, dis-je. La compulsion de gagner toujours plus d’argent, la compétitivité, l’avidité du pouvoir.
— Chercher à prendre le pouvoir sur les autres rend impuissant, déclare Christophe.

Je le regarde, le temps de synthétiser cette déclaration. Mais c’est qu’il a raison! 

— Hé oui, c’est vrai! dit Z. Le temps et l’énergie mis dans la quête de pouvoir, non seulement pour l’obtenir mais pour le conserver, nous déconnecte de l’essentiel, notre créativité.
— Ben oui, c’est évident, approuvent les autres.

Encore une fois, je prends la mesure de la vanité de nos vies antérieures et du chemin parcouru en si peu de temps. Voilà qui ne cesse de m’émerveiller.

— Et alors, ça vous a enfin servi de leçon? demande Alice.
— Ah oui, pas moyen de passer à côté, répond Arnaud. À peine les émotions commençaient à retomber d’un côté que de l’autre, une nouvelle catastrophe nous obligeait à sortir la tête du sable. Enfin, les décideurs se sont mis à bouger. Il y avait toujours ceux qui refusaient de changer, mais à la fin, ils ont soit changé leur fusil d’épaule, soit ils ont disparu. Ce fut une année méga chaotique, on n’avait encore jamais vu ça. Les gens devenaient fous, c’était l’année de la bizarrerie quantique. Plus aucune logique nulle part; à croire que certains perdaient l’usage de leur cerveau. Il a fallu respirer profondément et laisser passer. Le mieux était de se retirer du jeu et de laisser ceux qui voulaient hurler, s’engueuler, voire se taper dessus, jusqu’à ce la lumière les atteignent enfin. 
— Cette année-là, personnellement, je l’ai bien vécue, dis-je. J’avais eu mon lot de catastrophes les années précédentes, je commençais à discerner comment se débrouiller dans ce paysage. Effectivement, je suis restée à l’écart, ce n’était pas facile. Il y avait tout de même pas mal de choses qui faisaient monter les tours.
— À la fin de cette année-là, reprend Arnaud, enfin, la notion de se rassembler pour faire face aux défis à relever pour pouvoir survivre est entrée dans les entendements. Et ce qui m’a le plus énervé, mais bien énervé, c’est comment, une fois le cerveau pénétré de la notion, les gens qui n’ont fait que suivre le mouvement ont trouvé cela naturel. La mémoire de l’ancien a été immédiatement effacée, beaucoup prétendaient que ç’avait toujours été comme ça! Pendant un moment, j’ai eu envie d’écrire, de témoigner. Raconter comme le chemin pour en arriver là fut long et pénible, et puis j’ai renoncé. Finalement, c’est mieux de ne pas se souvenir. Faire place nette pour installer le nouveau. L’ancien est imprimé quelque part, ma théorie est qu’il fait partie de notre ADN, la leçon est intégrée, quelle utilité de se rappeler les détails?
— Ah oui, ajoute Ana, ça me rappelle comment on s’accrochait au «devoir de mémoire». Ne pas oublier pour ne pas recommencer, disait-on, alors qu’on continuait à être séparés, à vouloir prendre le pouvoir sur l’autre. Comment peut-on passer à autre chose quand, soixante ans après une guerre, on célèbre encore ses morts? Et le «devoir d’oubli», alors? 
— C’est pourquoi il va vous falloir très vite oublier ce qu’on vient dire, ajouté-je. Ces infos s’autodétruiront dans les trente secondes…

Encore une interruption pour expliquer l’allusion à cette très vieille série télévision. Pas toujours facile, la communication entre génération.

Justement, deux jeunes ont entamé une conversation à l’écart dans ce nouveau langage que nous devenons tous capables d’adopter. Je suis fascinée. C’est un mélange de sons, des diphtongues pour la plupart, des gestes, mais surtout un échange de regard. Comme si les idées passaient par les yeux. Je m’étonne de tout comprendre, non pas avec le mental, mais avec mon corps et même à distance. J’ai des antennes invisibles et un décodeur quelque part. Leurs propos me semblent infiniment plus précis que les mots. Transcrire ce qui est dit en phrases modifierait sensiblement sa signification, ferait descendre la conversation d’un ou plusieurs niveaux de fréquence et ôterait une grande partie des sentiments dont le discours, faute de l’appeler mieux, est chargé. Comme je viens d’être touchée par l’une de leurs remarques et que j’ai émis une réaction, les deux tournent la tête vers moi et me répondent. Nous échangeons un sourire et une vibration, et je reviens à la conversation verbale avec les autres. 














vendredi 23 janvier 2015

Jour 59

LE RÊVE


Je poursuis la genèse du RBI:

— Avec le temps et plusieurs rendez-vous ratés, — le passage de l’an 2000, le 21 décembre 2012, sans compter tous les débarquements extraterrestres manqués —, après bien des déceptions, on a fini par comprendre qu’il fallait qu’on y mette du nôtre. Alors petit à petit, on a pris nos rênes en main, et on a commencé à faire de l’ordre. On se passait le mot sur les réseaux sociaux. Au début, tout le monde se méfiait et très peu de gens suivaient, mais comme la situation s’aggravait, on a fini par se mettre d’accord. Ça a démarré avec les flash-mobs qui ont changé d’ambiance. D’événements purement ludiques comme une bataille d’oreiller sur la place du Trocadéro, on a commencé à faire des réunions avec des bonnets d’âne devant les administrations. C’était à la fois drôle et percutant, on passait des messages précis. Dans le même temps, on s’est mis à boycotter les produits non éthiques. Quand, par exemple, on a boycotté en masse — des centaines de milliers de gens —  pendant trois jours une boisson au cola non indispensable à notre survie, on a été effaré par le résultat. Le premier jour déjà, le non-écoulement du stock habituel a provoqué un gros pétchi un peu partout. Le second jour, c’était la panique, le troisième, la grosse catastrophe; la marque a été submergée par le stock non écoulé. Les répercussions ont été massives, jusqu’aux actions en bourse, mais le meilleur effet de cette flash-mob-là fut qu’on s’est rendu compte de notre pouvoir de masse. Alors là, ce fut le grand réveil et les boycotts ont foisonné.
— Ça s’est toujours bien passé?
— Non, il a eu des abus, bien sûr. Le pouvoir était une chose que nous devions encore apprendre maîtriser, ce fut l’occasion. Le boycott de l’essence, par exemple, n’était pas très malin. Ce n’étaient hélas pas les grands pétroliers qui en ressentaient les effets, mais d’abord les États, puisqu’une grosse partie des revenus de l'essence étaient des taxes, principalement sociales. Donc, ça nous pénalisait nous en premier lieu, y compris par le fait de se priver de déplacements. Cela dit, le message a tout de même été entendu, et les solutions pour un carburant non polluant ont commencé à émerger. Petit à petit, on est devenu intelligent et on a agi là où ça faisait heureusement changer les choses. C’est allé vite. Il y a eu de jolis résultats comme le long boycott massif des marques notoirement connues pour l’esclavage des enfants dans leurs usines. Privées des grosses exportations à l’étranger, elles ont dû revoir très vite leur politique. Ça a redonné un nouvel essor aux marques locales. Et puis le système financier s’est effondré. Les prix à la consommation ont augmenté au point de menacer la survie de la plus grande masse. Alors on a cessé de payer nos impôts et nos charges, on a gardé le peu qu’on avait  pour la nourriture. Ça n’a pas duré longtemps, mais la tension était forte. On a méchamment craint les meurtres pour un morceau de pain, mais là encore, il faut croire qu’on était prêt pour le grand changement, parce qu’une belle solidarité a émergé de tout cela. On venait de se prouver qu’ensemble, on avait une puissance incommensurable, alors on a fait face ensemble. Personne n’a vraiment eu faim, on se débrouillait toujours, mais j’avoue que pendant une courte période — ça a duré deux mois — c’était le chaos comme on ne l’avait encore jamais vu. Il y avait beaucoup de peurs, mais on était arrivé au stade où plus personne n’avait rien à perdre sauf ceux au pouvoir.
— Mais je ne comprends pas ce besoin de pouvoir, dit Jérémy, c’est quoi l’idée?
— Encore une fois, il faut comprendre que la conscience était tellement dense qu’on se sentait petit et étriqué. Alors pour se sentir plus fort, il fallait qu’on ait l’impression d’avoir du pouvoir. Et prendre le pouvoir sur l’autre procure cela: un sentiment de puissance.
— C’est malade!
— Dans le contexte d’aujourd’hui, oui. Mais pas à ce moment-là. On faisait tous de notre mieux. C’était un monde de réaction. Nous avons passé à un monde d’action. C’est toute la différence.
— Donc, le RBI, il est arrivé quand?
— Ah oui, le RBI. Ben là: quand le système s’est effondré. Les grosses huiles administratives ont d’abord économisé sur les salaires des employés, comme d’habitude, et ce fut la goutte d’eau. Certains étant déjà mal payés depuis lurette, ils ont rendu leur tablier. La peur de perdre avait enfin disparu, ils ont refusé de travailler dans ces conditions-là. Les dirigeants, incapables de faire le travail de leurs subalternes, se sont accrochés un moment à leurs prérogatives et leur avoir raison, mais ils ont dû vite renoncer. Certains sont partis la queue entre les jambes, ceux qui sont restés ont enfin écouté les idées novatrices. Il faut dire que l'ouverture de conscience était contagieuse. On pensait enfin différemment. La campagne pour le RBI a enfin été entendue et d’autres idées du même genre qui visaient à redistribuer les richesses ont été mises en place. Il y a eu à ce moment-là un vent de créativité encore jamais vu. C’était enivrant. Une bonne idée après l’autre, des solutions à tout. On se regardait, on se demandait pourquoi on n’avait pas fait tout cela plus tôt.
— Oui, pourquoi?
— Bonne question. Ma théorie, c’est toujours la conscience limitée à la boîte. Tant qu’on était dedans, on ne voyait pas d’autres solutions que des solutions limitées et limitatives. Et puis on est sorti de la boîte. Comment? Pourquoi? Ça, je n’en sais rien. Ce n’était pas une évolution linéaire comme jusque-là, ce fut un saut de quanta. Ce qui l’a provoqué… mystère. On parle d’énergies cosmiques, les vents solaires, peut-être. Plus de lumière physique, réellement, qui nous a apporté plus de lumière psychique. On saura peut-être un jour… En attendant, si vous saviez comme je savoure encore ce changement!
— Oui, ça doit être génial d’avoir connu avant, nous, on ne se rend pas compte, dit songeusement Viviane.
— Et moi, je vous envie de ne pas l’avoir connu, dis-je en souriant. 


jeudi 22 janvier 2015

Jour 58

LE RÊVE


Des jours que nous discutons de façon récurrente avec ces jeunes. Ils sont passionnants. Ces moments sont une véritable douche énergétique. Rien que le fait de se trouver en leur présence est vivifiant. J’aime leurs regards, ils ont des yeux fascinants. Ils sont clairs, pour la plupart, et ont des nuances qui vont du bleu au vert en passant par des aigues-marines et des céladons envoûtants. Certains ont les yeux foncés, même carrément noirs et eux aussi sont pénétrants et doux.

Ce soir, nous revenons sur l’instauration du revenu de base inconditionnel.
— C’est arrivé comment? demande Alice.
— L’idée était dans l’air depuis 1985, elle a démarré en Belgique, si mes renseignements sont bons. Et puis la Suisse a lancé une initiative pour l’inscrire dans sa constitution qui a été déposée en 2014. Un petit groupe d’utopistes bien frappés qui y croyaient, mais qui craignaient très fort qu’elle ne passe pas lors de la votation. Ils ont fait une campagne dynamique, ils étaient prêts à encaisser un refus —l’idée était trop idéaliste pour leurs trop conservateurs de concitoyens — et déjà prêts à relancer une autre initiative jusqu'à ce que ça passe. Les joies de la démocratie!
— C’était quoi, la votation?
— Une question simplissime: voulez-vous qu’un RBI soit inscrit dans la loi, oui ou non?
— Ça paraît évident que c’est oui.
— Ben non, parce que les gens se sont mis à conjecturer, à faire le travail des experts, c’est-à-dire à imaginer les conséquences d’un tel changement. Les peurs et les projections linéaires influençaient leur opinion. Ils s’imaginaient que plus personne n’allait travailler, que l’économie allait s’effondrer (alors qu’elle était déjà salement à mal), que tout le monde allait se droguer, que sais-je?…
— Mais pourquoi vous pensiez cela? demande Christophe.

Je bois du petit-lait. Comme c’est régénérant de voir ces êtres qui ignorent tout de l’ancien monde, c’est une garantie inéluctable qu’un retour en arrière ne sera plus jamais possible et cette idée balaye ce qui reste en moi de peur d’une régression. Ces jeunes m’en apportent une preuve supplémentaire que ce ne sera plus jamais possible.

— Parce que nous vivions dans un environnement différent. Les énergies étaient différentes, nous vivions dans la 3e dimension, c’est une boîte. Dans cette boîte, le temps était linéaire, la lumière et la conscience étaient compressées. Nous laissions notre passé définir notre futur. Un événement malheureux nous arrivait, nous décidions que ça ne devait plus jamais nous arriver.
— Ah ben c’est la meilleure façon de l’attirer à nouveau, dit Viviane.
— Ben oui, ajoute Pablo. Une pensée électrique sur une émotion électromagnétique, et hop, l’événement est attiré. Vous ne saviez pas cela?
— Mais non. La conscience était compressée. 

Ils ont de la peine à imaginer autant de restrictions, ça les laisse songeurs un moment.

— Pour en revenir au RBI, reprends-je, si l’idée a pu naître, c’est que nous changions de dimension depuis quelques années; et le vent nouveau soufflait dans la bonne direction. Pas un an après le dépôt de l’initiative, les choses ont commencé à vraiment se dégrader planétairement, le système s’effritait, la société s’appauvrissait. La haute finance était en crise depuis 1998, elle ne se relevait pas. Tout nous coulait entre les doigts, on ne trouvait pas de solution, alors on faisait semblant que tout allait bien. Forcément, il fallait chercher en dehors de la boîte, mais peu encore osaient le faire. Il fallait innover. Petit à petit, les idées nouvelles commençaient à émerger. L’initiative suisse ayant été médiatisée — une première —, elle a fait son chemin et a été reprise un peu partout. En Amérique, ça allait très mal, et c’est eux qui l’ont instauré les premiers, juste avant les Suisses dont la monnaie était soudainement très à mal. Coincés au milieu d’une Europe qui n’allait pas bien, leur franc avait été leur seule force pour ne pas être phagocytés. Alors quand la monnaie a lâché, ils ont instauré le RBI et ça leur a permis de résister.
— Comment ça, la monnaie a lâché?

Là, il faut leur expliquer le système financier en place à l’époque, la bourse, la spéculation; et c’est une petite galère pour moi qui n’y ait jamais compris grand-chose, sauf que c’était totalement irrationnel de faire de l’argent avec de l’argent, ce qu’ils ne manquent pas de souligner.

— Le RBI instauré en vitesse pour éviter une totale catastrophe, les gens ont recommencé à consommer, la confiance et la joie sont revenues, les gens ont pu enfin être créatifs, et c’est là que, vraiment, les choses ont commencé à changer pour de bon.
— Vu l’état des choses, ils l’ont financé comment, ce RBI?
— Dans l’urgence, ils ont imposé une taxe sur toutes les transactions bancaires. 0.01 centime sur chaque transaction. C’était le plus simple et le plus efficace. Pour le commun des mortels, c’était insignifiant, quelques francs à la fin de l’année, mais pour les grosses boîtes et surtout pour la bourse, ça faisait des sommes vite considérables. On a évalué à plusieurs milliards le nombre de transactions par jour rien que dans une grande place financière comme Londres.
— Quoi? Seulement des mouvements d’argent sans échange de biens ou de services?
— Eh oui, c'était comme ça, la vie! Cette taxe minime, à terme, a régulé ces transactions, diminué la spéculation, rien que sur les taux de change pour commencer.
— Comment ça? Je ne comprends pas, dit Viviane.
— Il y avait des programmes informatiques qui suivaient la fluctuation des devises et qui convertissaient de la monnaie dans une autre monnaie rien que pour le bénéfice sur les taux de change.
— N’importe quoi! s’exclame Elham. C’est virtuel, tout cela, comment avez-vous pu le gober? Ce n’est pas réel! Pas étonnant qu’il y ait eu une crise. L’argent n’est pas une valeur en soi, c’est juste une contre-valeur. La spéculation, c’est de l’arnaque!
— T’as tout compris. Ça ne pouvait pas durer éternellement, le système avait atteint son point de rupture; il était donc en vrille, et on ne savait pas comment l’arrêter. La taxation sur les transactions a bien calmé le jeu. N’empêche qu’avant que ça se calme, ça a rapporté gros très vite. C’était ce dont on avait besoin. L’argent de la taxation est allé directement dans les caisses de l’État sans passer par les banques, ce qui les a bien court-circuitées et bien énervées. Ça leur a retiré un pouvoir qu’elles avaient usurpé, car c’est elles qui avaient fini par tirer les ficelles du pouvoir, et les politiciens s’étaient mis à leur service. Après, on a fait de l’ordre dans le budget de l’État. Il y a eu un audit par les citoyens. De simples citoyens et des experts ont revisité complètement le budget fédéral. Un énorme travail intensif à la fois local et global qui a pris deux ou trois ans. On a pu ainsi éliminer le gaspillage et établir des budgets sains, redistribuer l’argent plus équitablement. Grâce à cela, il y a eu soudainement un fric incroyable à disposition pour restaurer la santé matérielle un peu partout. C’est surtout la diminution du budget de l’armée qui a fait du bien. L’armée a été transformée en protection civile contre les catastrophes naturelles, les armes furent recyclées, ça a provoqué un puissant changement dans l’énergie globale du pays. Finie cette menace de guerre incessante.
— Comment cela?
— Imagine un pays dont le plus gros budget est celui de l’armée. Ça induit quoi, comme idée? Que la première priorité du pays, c’est la guerre ou la défense contre les ennemis potentiels. Ça veut dire que la première valeur dudit pays, c’est la méfiance envers les étrangers. Comment veux-tu vivre en paix quand la plus grande préoccupation est la guerre?
— Excuse-moi, dit Pablo, mais vous viviez comme des cons!

J’éclate de rire.

— Oui, mais il faut remettre les choses dans leur contexte. On faisait de notre mieux dans cette dimension avec une telle densité.
— Ben oui, lui dit Viviane, on ne peut pas juger, les choses étaient différentes.
— Oui, pardon, dit Pablo. Mais ça me noue le ventre d’imaginer comment vous pouviez vivre. C’était dur, non?
— Dense, oui. Épais, résistant, ça prenait un temps infini pour évoluer. Mais à la fin, tout s’accélérait, c’était excitant. Au début, la protection civile s’est occupée du nettoyage. On s’est occupé en priorité des sans-abris et des plus démunis. Ça faisait un moment qu’on étouffait la honte d’avoir des concitoyens qui n’avaient pas le minimum vital; à un moment, notre humanité qui se réveillait enfin en nous a rendu intolérable de faire encore les autruches. Le RBI a tout changé, les pauvres ont disparu, tout le monde avait les moyens de se payer un logement et à manger. Sauf que les logements bon marché étaient insuffisants, alors on a œuvré pour remédier ce problème. Allocations aux propriétaires qui rénovaient les immeubles vides pour les louer à bon marché, rachats d’immeubles par l’État dans certains cas, coopératives d’habitants, bref, le problème a été relativement vite résolu avec un maximum de bonne volonté. Plus de SDF. Parallèlement, on s’est occupé des déchets. Tout faire pour en produire moins et optimiser le recyclage. Là aussi, ce fut vite fait, le mouvement était en marche depuis quelques décennies déjà, on l’a juste accéléré jusqu’à 100% de recyclage. Chacun a balayé devant sa porte; aujourd’hui, la planète est propre.
— Mais si j’ai bien compris à quel point c’était chacun pour soi, comment se fait-il que tout d’un coup, le mouvement ait été général? demande Viviane.

J’aime bien cette fille, elle est fine, sensitive, elle discerne en profondeur.

— Mon Dieu, c’est vrai que les choses ont pris un temps fou. On avançait dans de la gélatine. Quand les consciences ont commencé à bouger, c’était d’abord mental. Forcément. Mais on a pataugé dans le mental pendant des âges. Je me souviens des débuts de l’internet. Comme pour toutes les avancées technologiques, on pensait que c’était un gadget, que ça n’allait pas durer. Moi, ça m’a immédiatement branchée, mais je n’osais pas «me payer ce luxe». Toujours à cause du format de la boîte. Quand j’ai su qu’il y avait un internet spirituel, je me suis connectée. J’ai écumé les sites, exclusivement américains pendant plusieurs années. Après, le mouvement s’est répandu. Là, on commençait à réfléchir en dehors de la boîte. Les idées se sont généralisées, et puis le mouvement a ronronné. Beaucoup de bla-bla pendant longtemps, beaucoup de discours lénifiants, des prêchi-prêcha «augmentez la lumière», des channelings fatigués, répétant tout le temps la même chose, mais pas de passage à l’acte. C’était fatigant à la longue, je n’en pouvais plus d’entendre chacun prétendre trouver ses guides et submerger internet avec les channelings, toujours les mêmes. «Bientôt, ça ira mieux, un bon-papa va venir vous sauver». Toujours le pouvoir à l’extérieur, l’attente d’un Messie au lieu de prendre nos responsabilités et d’agir. 

mercredi 21 janvier 2015

Jour 57

LE RÊVE



— Pour en revenir à la clairvoyance, dis-je, vous savez aussi voir dans le futur?
— Moi oui, dit Viviane. Enfin, dans mon futur. En fait, suivant les choix que je fais, je peux parfaitement voir se dérouler les événements qui s’enchaîneront. Mais si je change d’avis, évidemment, le futur change.
— Tu ne te trompes jamais?
— Non, pourquoi?
— Et tu vois loin dans le futur?
— Oui, je peux voir à l’infini, mais ça ne m’est pas utile. Il y a tellement de paramètres que je peux distinguer les plus probables. Ça m’aide pour les décisions à court terme. À plus long terme, je m’en fous, je verrai bien quand j’y serai.
— Autrement dit, ce n’est pas pour te rassurer sur le futur, que tu utilises cette faculté, mais pour faire tes choix, c’est tout?
— Se rassurer sur le futur? Pourquoi? Quoi qu’il arrive, ça ira bien. Tu veux dire qu’on peut avoir peur du futur?
— Oui… Non, tu as raison, c’est idiot. Mais voilà encore une programmation de l’ancien monde. On avait peur de manquer, peur de se tromper.
— Peur de manquer, je crois que je comprends pourquoi on pouvait avoir cette peur avant le revenu de base inconditionnel et la société actuelle, mais peur de se tromper?
— Oui, si tu dois être parfaite… Quand tu ne l’es pas, tu te trompes, tu fais faux, c’est mauvais.
— Aie-aie-aie, comme ça devait être stressant de vivre.
— Je ne te le fais pas dire. C’est sûr que c’est une tout autre histoire aujourd’hui. Au fait, avez-vous encore des peurs?

Ils se regardent, se concertent mentalement.

— Oui, on a peur de la souffrance physique et pas envie de mourir, alors ça nous rend prudents pour traverser la route, par exemple. Nous faisons attention à nous.
— Moi j’avais plein de peurs quand j’étais petite, reprend Viviane. Peur du noir, des cauchemars, peur d’être seule, mais je crois surtout que j’avais peur de la peur.
— Et comment ça t’a passé?
— Je ne sais pas. En grandissant, je crois. J’avais besoin d’expérimenter la peur, alors je la mettais partout. Et puis un jour, ça a dû cesser de m’amuser. C’est grâce aux autres, ils m’ont inspiré confiance.
— Pas grâce à tes parents? Ta mère?
— Ben, en fait, je ne sais pas qui ils sont. J’ai grandi dans une maison-orphelinat du Réseau près de Lyon. Il y a eu trois adultes significatifs dans mon enfance, deux hommes et une femme, avec qui j’ai eu un lien parental, plus un groupe d’adultes vraiment chouettes qui s’occupaient de nous. On les appelait par leur prénom, et de temps en temps Papa ou Maman, selon l’état émotionnel du moment. Pendant longtemps on n’a pas su qu’on était orphelins, on grandissait là, la vie était belle. Pour tout dire, j’ai su à l’âge de huit ans seulement qu’on naissait d’un homme et d’une femme bien précis qu’on appelait parents. Moi, ma famille, c’était le Réseau dans cette maison. C’est pour ça que je dis «les autres» plutôt que «mes parents».
— Ça t’a fait quoi de savoir que tu étais orpheline?
— Rien. On avait tellement d’amour, on était si bien, qu’est-ce que ça pouvait faire?
— Tu n’as jamais cherché à savoir qui étaient tes parents?
— Non pourquoi?
— Pour savoir ton histoire, tes origines, tes racines.
— Mes racines, c’est la famille que j’ai. Plusieurs parents et une ribambelle de frères et sœurs.
— Et même plus tard, tu n’as pas cherché à savoir?
— Non, on m’a dit tout de suite qu’on ne savait pas qui ni où étaient mes parents. J’avais été déposée bébé dans cette maison par ma mère qui n’a pas voulu raconter son histoire. C’est comme ça que ça marche dans le Réseau. On accueille tous les enfants, on s’en occupe, on ne juge pas.
— Tu ne te poses jamais la question de savoir pourquoi tu as été abandonnée?
— Quand je l’ai su, ça m’a un peu bousculée. J’ai pleuré un peu sur mon triste sort de petite fille abandonnée, mais les adultes qui étaient là m’ont vite fait oublier ça. Après tout, je les avais eux, trois parents et plus au lieu de deux seulement, plein d’amour… j’avais tout ce dont j’avais besoin. Va savoir la vie que j’aurais eue avec une mère qui ne voulait pas de moi? Je ne juge pas, je ne connais pas ses raisons. Ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai rien fait de mal et si elle m’a abandonnée, ce n’est pas de ma faute. J’espère juste qu’elle ne regrette pas sa décision, c’est tout.













mardi 20 janvier 2015

Jour 56

LE RÊVE


Viviane n’a pas encore beaucoup participé à la conversation. Tout d’un coup, elle intervient:

— J’aime bien parler avec toi, c’est rare. D’habitude, j’ai de la peine avec les gens de ton âge.
— Ah bon, pourquoi?
— Parce que la plupart sont différents avec les enfants et les jeunes qu’avec les adultes. Tu sais, moi, depuis toute petite, je vois.
— Tu vois quoi?
— Les gens à l’intérieur. J’entends ce qu’ils pensent, je vois qui ils sont, et je ne sais pas pourquoi, mais les plus âgés cherchent à se cacher. Comme s’ils avaient honte d’être ce qu’ils sont. Ça les rend hypocrites, ils cherchent à imposer une image d’eux-mêmes totalement partielle et pas forcément leur meilleure facette. J’ai de la peine à comprendre pourquoi. Avec toi, pas. Tu le laisses voir.
— Merci, c’est gentil. Mais tu sais, il faut essayer de comprendre et retourner en arrière pour cela. Avant, il y avait tellement de conventions sociales, de tabous… être soi-même n’était pas favorisé, il fallait être conforme avant tout. Imagine que ma grand-mère n’a jamais entendu parler de sexe. Je me rappelle qu’elle devait avoir passé 75 ans quand elle a feuilleté une revue porno (et les premières étaient plutôt gentilles) «pour voir une fois ce que c’est». Elle a déclaré que «ce n’était pas bien, pour une fille, de montrer ses fesses comme ça». Nos parents ont vaguement entendu parler de la chose avant de la pratiquer, quant à ma génération, nous avons reçu les premières leçons d’éducation sexuelle. Des planches anatomiques qui expliquaient bien la reproduction humaine, quelques conseils pratiques, et basta. Pour le reste, on se débrouillait entre oies blanches. Imagine que le gros tabou religieux a éclaté après mai 68. Faites l’amour pas la guerre. Et cela seulement pour parler du plus gros tabou, mais il y en avait d’autres. Nous avions une obligation subliminale à être parfaits.
— Ça veut dire quoi, être parfait?
— Bonne question. Il fallait se couler dans le moule. Donner l’impression d’être quelqu’un de bien. Avoir un diplôme, aller à la messe, grader à l’armée pour les hommes, autant de conventions qui graduaient l’échelle sociale. Comment se trouver soi-même dans ces conditions? Nous étions forcément tous hypocrites, mais ce n’était pas conscient.
— Mais vous ne voyiez pas que c’était faux?
— Si, un certain nombre, en tout cas, le voyait, mais tout nous poussait à faire taire cette faculté de discerner l’autre. J’ai longtemps mal vécu à cause de cela. Je voyais les autres, mais eux ne se voyaient pas. Pire, ils refusaient de se voir, ils se forçaient à être ce qu’ils voulaient être. J’ai joué à ce mauvais jeu, aussi, comme tout le monde, et j’étais très mal dans ma peau.
— Pourquoi ne pas s’accepter?
— Parce qu’on se jugeait. On se mesurait selon des conventions étriquées établies de longue date qu’on ne remettait pas en question. On se jugeait les uns les autres, mais surtout, on se jugeait soi-même sévèrement. On s’en voulait de ne pas être plus fort, plus intelligent, plus beau, plus grand…
— C’est insensé!
— Oui, aujourd’hui, ça paraît totalement insensé. Tu te rends compte du stress intérieur? Pour ma part, il m’a fallu une bonne psychothérapie et du développement personnel pour comprendre que c’était plus facile non seulement de découvrir qui j’étais vraiment, mais de l’accepter et d’avancer comme ça. Il a fallu lâcher le besoin de perfection pour cela, ce n’était pas facile, la programmation avait été intense et quotidienne. Tout dans l’inconscient collectif voulait de nous que nous soyons parfaits sans vraiment définir ce qu’était cette perfection. Avec la croyance que si nous n’étions pas parfaits, personne n’allait nous aimer.
— Ça sortait d’où, ça? disent les jeunes en rigolant.
— De partout. De la religion, de l’école, de la famille, de la société en général. On a fait péter ça en 1968, on s’est autorisé à casser le cadre trop petit et à penser par soi-même. Jeune, j’ai pu être odieuse, parce que je me sentais mal dans ma peau, pas acceptée, tout le temps jugée — le plus sévèrement par moi-même, d’ailleurs —. J’ai blessé des gens que j’aimais à cause de cela, parce que quand je croyais mal faire, j’étais sur la défensive et tout le temps réactive. J’essayais de plaire à tout le monde, je finissais par ne plaire à personne et surtout, je ne me plaisais pas moi-même. Le jour où j’ai compris qu’il fallait commencer par cela, me plaire à moi, j’ai commencé à aller nettement mieux, et ma vie aussi. J’ai assumé d’être qui je suis dans toute mon imperfection, je me suis détendue, j’ai lâché mon agressivité. Petit à petit, la mode du développement personnel et la soif de spiritualité qui a du sens nous ont poussés vers ce «connais-toi toi-même» que suggérait Platon depuis le fond des âges. Nous avons alors posé les masques les uns après les autres. Alors oui, je vois les gens depuis toujours, comme vous. Et je suis sûre que tout le monde a la même faculté, mais chez nous, elle a été jugulée. Il fallait dialoguer avec les masques pour que ça marche. Quand on a commencé à les laisser tomber, il a fallu composer. Ceux qui avançaient sans masque, et ceux qui s’accrochaient au leur.
— Ça devait être très compliqué.
— Très. Mais chacun son libre-arbitre. Là encore, quand j’ai compris et accepté cela, ma vie est allée mieux. J’ai accepté les masques des autres, mais j’ai fait tomber le mien. On s’adapte. Et puis petit à petit, c’était dans l’air, tous les masques tombaient, mais j’imagine que chez les gens plus âgés, comme tu dis, il peut rester encore des résidus de masque, c’est pourquoi tu as de la peine avec ces gens. Il faut les comprendre, ils ont vécu plus longtemps avec leurs masques que sans, c’est difficile de changer les choses qui sont incrustées depuis si longtemps.
— Je comprends mieux, dit Viviane, soudain attendrie. J’ai de la peine à imaginer comment on peut se cacher derrière un masque quand on peut lire dans nos pensées, mais je peux essayer…
— Tu lis vraiment dans les pensées?
— Oui, pas toi?
— Je crois. Mais par exemple, tu pourrais me répéter ce que je pense, à l’instant?
— Facilement.
— Avec des mots?
— Oui, ça se traduit facilement en mots. Ça marche comment, chez toi?
— Quand je parle avec quelqu’un, je ressens une vibration et je peux savoir si la personne est sincère si elle se ou me raconte des histoires. Je pourrais trouver les mots pour l’exprimer, mais je ne suis pas sûre que ce soient les mots de la personne, ce sont peut-être les miens.
— Peu importe, ce sont les mots pour le dire, c’est ce qui compte.
— Pas faux.
— Les enfants t’aiment bien, non? 
— Oui, et c’est réciproque. J’ai eu la chance de voir arriver les premiers enfants lumière comme vous. On les a appelés indigo, puis cristal et diamant. Un jour, j’ai rencontré une petite cristal de trois ans. C’est vraiment le mot qui m’est venu en la voyant, elle était pure et transparente. Son regard m’a pénétrée jusqu’à la moelle, j’ai senti qu’elle voyait tout de moi. C’est grâce à elle que j’ai lâché le dernier masque. Ce n’était pas la peine de me cacher, elle me voyait. Mais le plus fort, c’était cette certitude qu’elle m’acceptait inconditionnellement. Elle voyait tout, y compris mes imperfections et me prenait ainsi. J’ai passé un moment très beau moment avec elle, très joyeux. Chaque interaction, chaque mot échangé, chaque jeu était jubilatoire et riche. Presque initiatique. En fait, comme avec vous en ce moment. Le temps s’arrête, le moment est vrai et tout est beau. Parce que, comme nous le disait encore ce cher Platon, «le beau est la splendeur du vrai».
— Woah, joli! 
— Il était très bien, ce Platon.
— Il servait la connaissance sur un Plato.
— Et il se levait plas-tôt.
— C’est plas-ton problème…

Les gags idiots et approximatifs fusent dans les éclats de rire. 











lundi 19 janvier 2015

Jour 55

LE RÊVE

Chacun son tour, les adolescents racontent une aventure de ce genre, un peu initiatique, qui leur a permis de grandir.
— Pourquoi pensez-vous que l’adolescence est toujours une période difficile? Parce qu’on dirait bien que de génération en génération, c’est un cap toujours délicat, demandé-je.
— Les hormones nous bousculent pas mal, dit Alice. Et puis on veut être des grands, être indépendants, on passe des années à apprendre, on voudrait bien avoir aussi un ou deux trucs à enseigner à notre tour. Prendre notre place en tant qu’adulte.
— J’ai entendu dire que, en gros, de zéro à sept ans, un enfant est dans le giron de sa mère. De sept à quatorze ans, dans celui du père, et de quatorze à vingt et un, c’est la période où il n’est surtout pas comme sa mère ni son père, c’est pourquoi cette opposition incessante. Vous l’avez vécu comme ça?

Ils sont unanimes à trouver que c’est assez cela.

— Encore que l’opposition n’est pas systématiquement violente, moi, par exemple, dit Christophe, je me suis jamais franchement bagarré. Mais il faut dire que j’avais autour de moi des adultes bien dans leur peau et qui savaient communiquer, alors les problèmes étaient vite résolus. J’ai eu une période gros feignant, par exemple, pendant laquelle je ne voulais rien faire. Ma mère et son copain Michel, mes éducateurs au quotidien alors, ont eu la bonne attitude. Ils m’ont dit que c’était OK, j’avais bien le droit. Ils ont donné le mot à tout le monde de ne rien faire à ma place. Pendant quelques jours, c’était cool, je me levais quand je voulais, je mangeais ce que je voulais quand je voulais. Mais après, le frigo commun était vide — personne ne le remplissait pour moi exprès — et quand j’ai voulu taper dans notre garde-manger individuel, ma mère m’a dit que je pourrais me servir quand j’aurais fait ma part de travail. J’ai fait la gueule et j’ai fait la grève de la faim.
— Longtemps?
— Tu parles, la fin de la journée. Le lendemain matin, j’avais la dalle, j’ai fait la vaisselle et j’ai pu avoir un petit déj. Ensuite, ce fut la lessive. Plus rien de propre. Je ne me suis pas humilié à tenter d’aller chercher dans l’armoire commune, j’avais compris qu’ils étaient tous ligués. La leçon a été rapide, je me suis senti finalement très mal de m’isoler ainsi et de ne plus faire partie de la communauté. Je n’ai pu en vouloir à personne d’autre qu’à moi-même.
— Mais pour en revenir à l’école, dis-je, qu’avez-vous appris comme matières? 
— Lire, écrire, compter. Et puis les connaissances générales, mais surtout grâce à la pratique. Par exemple, pendant la réfection de la maison, on avait des cours de chimie pour savoir ce qu’est le ciment, le plâtre. Un peu de géométrie pour mieux concevoir le plan d’une maison, des notions de poids, de contenance, au fur et à mesure qu’on travaillait physiquement. On n’était pas souvent sur un pupitre à engranger de la théorie, c’est sûr, même si on passait souvent du temps, surtout l’hiver, à la bibliothèque et sur internet pour compléter nos connaissances.
— Quand on vit sainement, ajoute Éléanore, on a de l’enthousiasme et de la créativité. Quand nos talents sont stimulés, on devient vite des génies. Nous, dans le Réseau où j’étais, dans le nord de l’Italie, on avait une classe de génie, justement. On écrivait toutes nos idées.
— Sur quoi?
— Sur tout. Soit de l’art, soit des inventions, soit des idées philosophiques. Des fois, on avait un thème, comme la fois où il a fallu régler le problème de la salle d’études. On n’avait qu’une grande salle à disposition, des gens voulaient une salle avec des ordinateurs, d’autres une salle d’étude silencieuse avec la bibliothèque, et d’autres encore voulaient une salle de spectacle. La majorité n’arrivait pas à l’emporter, parce qu’au fond, on voulait tous les trois choses. Alors on a planché sur un projet de salle polyvalente qui puisse fournir tout cela
— Vous y êtes arrivés?
— Oui, ça a pris du temps. C’est du travail d’architecte d’intérieur, en somme. On avait des bonnes idées, mais la plupart n’étaient pas réalisables techniquement. J’ai appris plein de choses au passage, c’était passionnant. On a fini par concevoir une salle avec des ordinateurs portables, des sièges polyvalents, tout était aisément modulable. Il ne fallait pas plus d’une heure pour transformer la salle avec dix personnes. Les classes de génie ont aussi résolu des problèmes sociaux. Une fois, une famille un peu dysfonctionnelle commençait à envahir l’espace et foutait le bordel. On leur a proposé de les aider, ils ont été d’accord, parce qu’ils voyaient bien que quelque chose clochait chez eux. Il y a eu des groupes de discussions, entre adultes, entre enfants et puis avec tout le monde. Ça a bien aidé. Mais il y avait surtout que les parents et deux enfants voulaient bouger tout le temps, et un garçon, celui du milieu, aurait bien voulu rester en Corse, d’où ils venaient et avaient vécu pas mal de temps. Il n’osait pas le dire, parce qu’il pensait qu’ils seraient tous malheureux sans lui.
— Et lui, malheureux sans sa famille?
— Mais non, justement. Il avait des super copains en Corse. Tout une communauté à laquelle il s’était attaché, et surtout il adorait ce coin de pays. Il avait une grosse nostalgie, il ne s’en remettait pas.
— Et alors?
— Eh ben ils ont décidé de retourner en Corse pendant une année, jusqu’à ses dix-sept ans. Après, ils se sont mis d’accord qu’ils réenvisageraient la situation et qu’éventuellement, la famille se séparerait.
— Et tout le monde était heureux?
— Et tout le monde était heureux!
— Tu sais, tu demandais pour l’école, reprend Christophe… Chez nous, l’école était assez structurée. Ça devait ressembler à ce que tu as vécu, on avait du travail en classe le matin et des activités physiques l’après-midi. On avait des évaluations, on aimait bien cela. On s’assurait que tout le monde suivait. Si un enfant ne comprenait pas, on l’aidait jusqu’à ce qu’il comprenne. On avait instauré que si un enfant n’avait pas le niveau en fin d’année, c’est toute la classe qui redoublait.
— Sérieux, demandent les autres?
— Oui, mais on prenait ça comme un jeu, pas comme un échec. On n’a jamais vraiment redoublé, mais il est arrivé qu’on reste quelque temps de plus sur une activité, le temps que tous y arrivent. Je me souviens qu’il y avait un petit qui n’arrivait pas à décrocher la lecture. Rien à faire, ça tiltait pas. On a tout essayé, mais il lui fallait juste du temps. Alors on a tous attendu qu’il s’y mette pour passer à des lectures plus élaborées. Le jour où il y est arrivé, on a fait une grosse fête. T’aurais vu comme il était fier, le copain!

Je reste songeuse.

— À quoi tu penses? Tu pleures?
— Non, enfin si… Je pense à ce qu’on a vécu. Ces gamins étrangers qui arrivaient et qui ne savaient pas parler la langue, tout de suite en échec scolaire. Imagine si on lui avait fait une fête quand il conjugait correctement un verbe… Tu crois pas que qu’il aurait mieux progressé? Et puis tous les autres, dont la culture ou la situation familiale faisait qu’ils n’avaient pas le plein usage de leur cerveau pour apprendre, trop d’émotions à gérer. Quand on n’est pas heureux, comment veux-tu apprendre? Plus ils prenaient du retard, plus ils étaient pénalisés. Les derniers temps avant le changement, c’était vraiment devenu catastrophique, les enseignants ne savaient plus enseigner, la pédagogie était lamentable. Tous ceux qui n’étaient pas dans la norme étaient de plus en plus écartés. Leur estime d’eux-mêmes était cassée à chaque fois. Ils se sentaient nuls, on ne les aidait pas. Classes spéciales des laissés pour compte, angoissés, malheureux, qui forcément deviennent agressifs. Aucun de leurs talents stimulé ni reconnu… Si peu d’amour. Si peu d’amour… Les parents démissionnaires, pas toujours à blâmer non plus. Quand il faut deux salaires pour entretenir une famille, qui éduque les enfants?
— Pleure pas, c’est fini.
— Oh oui, heureusement. Quel bonheur!