Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

lundi 19 janvier 2015

Jour 55

LE RÊVE

Chacun son tour, les adolescents racontent une aventure de ce genre, un peu initiatique, qui leur a permis de grandir.
— Pourquoi pensez-vous que l’adolescence est toujours une période difficile? Parce qu’on dirait bien que de génération en génération, c’est un cap toujours délicat, demandé-je.
— Les hormones nous bousculent pas mal, dit Alice. Et puis on veut être des grands, être indépendants, on passe des années à apprendre, on voudrait bien avoir aussi un ou deux trucs à enseigner à notre tour. Prendre notre place en tant qu’adulte.
— J’ai entendu dire que, en gros, de zéro à sept ans, un enfant est dans le giron de sa mère. De sept à quatorze ans, dans celui du père, et de quatorze à vingt et un, c’est la période où il n’est surtout pas comme sa mère ni son père, c’est pourquoi cette opposition incessante. Vous l’avez vécu comme ça?

Ils sont unanimes à trouver que c’est assez cela.

— Encore que l’opposition n’est pas systématiquement violente, moi, par exemple, dit Christophe, je me suis jamais franchement bagarré. Mais il faut dire que j’avais autour de moi des adultes bien dans leur peau et qui savaient communiquer, alors les problèmes étaient vite résolus. J’ai eu une période gros feignant, par exemple, pendant laquelle je ne voulais rien faire. Ma mère et son copain Michel, mes éducateurs au quotidien alors, ont eu la bonne attitude. Ils m’ont dit que c’était OK, j’avais bien le droit. Ils ont donné le mot à tout le monde de ne rien faire à ma place. Pendant quelques jours, c’était cool, je me levais quand je voulais, je mangeais ce que je voulais quand je voulais. Mais après, le frigo commun était vide — personne ne le remplissait pour moi exprès — et quand j’ai voulu taper dans notre garde-manger individuel, ma mère m’a dit que je pourrais me servir quand j’aurais fait ma part de travail. J’ai fait la gueule et j’ai fait la grève de la faim.
— Longtemps?
— Tu parles, la fin de la journée. Le lendemain matin, j’avais la dalle, j’ai fait la vaisselle et j’ai pu avoir un petit déj. Ensuite, ce fut la lessive. Plus rien de propre. Je ne me suis pas humilié à tenter d’aller chercher dans l’armoire commune, j’avais compris qu’ils étaient tous ligués. La leçon a été rapide, je me suis senti finalement très mal de m’isoler ainsi et de ne plus faire partie de la communauté. Je n’ai pu en vouloir à personne d’autre qu’à moi-même.
— Mais pour en revenir à l’école, dis-je, qu’avez-vous appris comme matières? 
— Lire, écrire, compter. Et puis les connaissances générales, mais surtout grâce à la pratique. Par exemple, pendant la réfection de la maison, on avait des cours de chimie pour savoir ce qu’est le ciment, le plâtre. Un peu de géométrie pour mieux concevoir le plan d’une maison, des notions de poids, de contenance, au fur et à mesure qu’on travaillait physiquement. On n’était pas souvent sur un pupitre à engranger de la théorie, c’est sûr, même si on passait souvent du temps, surtout l’hiver, à la bibliothèque et sur internet pour compléter nos connaissances.
— Quand on vit sainement, ajoute Éléanore, on a de l’enthousiasme et de la créativité. Quand nos talents sont stimulés, on devient vite des génies. Nous, dans le Réseau où j’étais, dans le nord de l’Italie, on avait une classe de génie, justement. On écrivait toutes nos idées.
— Sur quoi?
— Sur tout. Soit de l’art, soit des inventions, soit des idées philosophiques. Des fois, on avait un thème, comme la fois où il a fallu régler le problème de la salle d’études. On n’avait qu’une grande salle à disposition, des gens voulaient une salle avec des ordinateurs, d’autres une salle d’étude silencieuse avec la bibliothèque, et d’autres encore voulaient une salle de spectacle. La majorité n’arrivait pas à l’emporter, parce qu’au fond, on voulait tous les trois choses. Alors on a planché sur un projet de salle polyvalente qui puisse fournir tout cela
— Vous y êtes arrivés?
— Oui, ça a pris du temps. C’est du travail d’architecte d’intérieur, en somme. On avait des bonnes idées, mais la plupart n’étaient pas réalisables techniquement. J’ai appris plein de choses au passage, c’était passionnant. On a fini par concevoir une salle avec des ordinateurs portables, des sièges polyvalents, tout était aisément modulable. Il ne fallait pas plus d’une heure pour transformer la salle avec dix personnes. Les classes de génie ont aussi résolu des problèmes sociaux. Une fois, une famille un peu dysfonctionnelle commençait à envahir l’espace et foutait le bordel. On leur a proposé de les aider, ils ont été d’accord, parce qu’ils voyaient bien que quelque chose clochait chez eux. Il y a eu des groupes de discussions, entre adultes, entre enfants et puis avec tout le monde. Ça a bien aidé. Mais il y avait surtout que les parents et deux enfants voulaient bouger tout le temps, et un garçon, celui du milieu, aurait bien voulu rester en Corse, d’où ils venaient et avaient vécu pas mal de temps. Il n’osait pas le dire, parce qu’il pensait qu’ils seraient tous malheureux sans lui.
— Et lui, malheureux sans sa famille?
— Mais non, justement. Il avait des super copains en Corse. Tout une communauté à laquelle il s’était attaché, et surtout il adorait ce coin de pays. Il avait une grosse nostalgie, il ne s’en remettait pas.
— Et alors?
— Eh ben ils ont décidé de retourner en Corse pendant une année, jusqu’à ses dix-sept ans. Après, ils se sont mis d’accord qu’ils réenvisageraient la situation et qu’éventuellement, la famille se séparerait.
— Et tout le monde était heureux?
— Et tout le monde était heureux!
— Tu sais, tu demandais pour l’école, reprend Christophe… Chez nous, l’école était assez structurée. Ça devait ressembler à ce que tu as vécu, on avait du travail en classe le matin et des activités physiques l’après-midi. On avait des évaluations, on aimait bien cela. On s’assurait que tout le monde suivait. Si un enfant ne comprenait pas, on l’aidait jusqu’à ce qu’il comprenne. On avait instauré que si un enfant n’avait pas le niveau en fin d’année, c’est toute la classe qui redoublait.
— Sérieux, demandent les autres?
— Oui, mais on prenait ça comme un jeu, pas comme un échec. On n’a jamais vraiment redoublé, mais il est arrivé qu’on reste quelque temps de plus sur une activité, le temps que tous y arrivent. Je me souviens qu’il y avait un petit qui n’arrivait pas à décrocher la lecture. Rien à faire, ça tiltait pas. On a tout essayé, mais il lui fallait juste du temps. Alors on a tous attendu qu’il s’y mette pour passer à des lectures plus élaborées. Le jour où il y est arrivé, on a fait une grosse fête. T’aurais vu comme il était fier, le copain!

Je reste songeuse.

— À quoi tu penses? Tu pleures?
— Non, enfin si… Je pense à ce qu’on a vécu. Ces gamins étrangers qui arrivaient et qui ne savaient pas parler la langue, tout de suite en échec scolaire. Imagine si on lui avait fait une fête quand il conjugait correctement un verbe… Tu crois pas que qu’il aurait mieux progressé? Et puis tous les autres, dont la culture ou la situation familiale faisait qu’ils n’avaient pas le plein usage de leur cerveau pour apprendre, trop d’émotions à gérer. Quand on n’est pas heureux, comment veux-tu apprendre? Plus ils prenaient du retard, plus ils étaient pénalisés. Les derniers temps avant le changement, c’était vraiment devenu catastrophique, les enseignants ne savaient plus enseigner, la pédagogie était lamentable. Tous ceux qui n’étaient pas dans la norme étaient de plus en plus écartés. Leur estime d’eux-mêmes était cassée à chaque fois. Ils se sentaient nuls, on ne les aidait pas. Classes spéciales des laissés pour compte, angoissés, malheureux, qui forcément deviennent agressifs. Aucun de leurs talents stimulé ni reconnu… Si peu d’amour. Si peu d’amour… Les parents démissionnaires, pas toujours à blâmer non plus. Quand il faut deux salaires pour entretenir une famille, qui éduque les enfants?
— Pleure pas, c’est fini.
— Oh oui, heureusement. Quel bonheur!










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