Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

vendredi 2 janvier 2015

Jour 39

LE RÊVE 


Avec Arnaud, nous nous faisons des confidences de longue haleine depuis quelques jours. Je ne me rappelle plus comment cette conversation a démarré, mais nous brassons des grandes idées métaphysiques. Les journées sont plutôt désoeuvrées, nous avons fini d’émailler nos pièces, la cuisson d’émail a démarré hier soir. Elle dure douze heures, et il faut douze heures de refroidissement avant le verdict final. Les pièces pour le raku sont finies, elles sèchent. Les tâches domestiques sont faites, bref, c’est un moment oisif qui nous laisse tout le temps de discuter. 

Il y a trois jours, j’ai fait remarquer à Arnaud que ça fait deux mois que nous sommes partis de Suisse pour le Portugal, un soir, sur une impulsion, en ce qui me concerne.
— Je suis contente que tu m’aies proposé de partir.
— Je suis content que tu aies accepté.
— Tu avais prémédité ton coup? demandé-je en souriant.
— Mh… Un peu. En fait, quand j’avais décidé de partir, quelques jours plus tôt, j’ai mentalement fait le tour des gens que je voyais là-bas en me demandant qui allait me manquer. Tu étais la seule. Quand tu as dit que tu avais froid, j’ai tenté le coup de te faire la proposition de m’accompagner plus au sud, sans plus.
— Et moi j’ai décidé de partir avec toi sans arrière-pensée. C’est en chemin, à l’usage, que j’ai commencé à avoir un faible pour toi.

C’est alors que nous nous sommes rendus compte qu’à ce jour, nous n’avons absolument pas parlé de nos passés respectifs. Nous vivons au présent et parlons beaucoup, mais pas du passé.

— Tu veux savoir, me demande-t-il?

Je retiens de répondre le «non» impératif qui jaillit, de peur de le blesser. Il attend ma réponse. Je biaise:

— J’adore que notre relation soit vécue ainsi au présent. On vit ce qu’il y a à vivre au jour le jour, ça m’est rarement arrivé dans ma vie, et je t’avoue que j’y trouve une tout autre dimension. Je ne suis pas définie par mon passé, et toi non plus. Je découvre un peu tous les jours l’homme que tu es aujourd’hui, sans influence extérieure et peu m’importe, pour l’instant, comment tu es arrivé là. En même temps, je suis curieuse de ton parcours, oui. Mais je me demande si je ne préfèrerais pas qu’on continue comme ça. Et toi?
— Pareil. J’accueille ce que tu as envie de me raconter de toi. Par exemple, j’adore quand tu me parles de tes enfants. Tu ne le fais pas souvent, mais j’ai compris qu’ils occupent une grande place dans ta vie, même si vous vous voyez peu. Tu as une grande estime pour la liberté et tu leur a donné la leur. Ils sont tes enfants, mais ne t’appartiennent pas. J’aime ce respect.
— Je trouve que grâce à cela, notre relation est très légère. Au fond, le passé, c’est rien qu’un gros boulet, non?
— Tout dépend comment tu le vis. Il ne pèse pas si tu t’en es affranchie. Le passé pèse tant que tu n’en as pas fini avec lui. S’il pèse, c’est que tu n’as pas encore tout compris de ce qu’il avait à comprendre, que tu n’as pas transformé ou que tu n’en as pas intégré les leçons.

Nous sommes alors partis dans une discussion intense sur l’évolution personnelle en général, la nôtre en particulier, en réussissant le tour de force de ne raconter que très peu d’anecdotes précises et intimes.

— Pour ma part, dis-je, j’ai réfléchi très tôt à ma voie, ma «légende personnelle», comme dit Coehlo. J’étais une adolescente angoissée, il a fallu que ça passe par la conscience pour démêler certains noeuds. J’ai passé des années à m’épater de vouloir sortir du moule imposé par la norme (familiale, sociale) et de ne faire que glisser contre ses parois trop lisses. Je tombais toujours sur les mêmes relations avec les mêmes difficultés, les mêmes frustrations. Je voyais un psy, je croyais comprendre, et hop, je répétais encore une fois. Jusqu’au jour où j’ai enfin compris que vouloir «faire le contraire» c’est encore la même chose. Le revers de la même médaille.  Alors j’ai plutôt cherché à me rencontrer et là, ça a commencé à bien aller pour moi. Découvrir mes talents, mes envies, mes joies. Mes vulnérabilités, et mes côtés moins sympas. 
— Pour les combattre? me demande Arnaud.

Je n’ai pas besoin de croiser son regard pour discerner la dérision. Je joue le jeu.

— Oui, bien sûr. Pour me flageller, culpabiliser, pour faire de moi un personne irréprochable et que tout le monde m’aime.

Il sourit. J’ajoute:

— Honnêtement, c’est évidemment ce que j’ai fait pendant pas mal de temps aussi. Quelle perte de temps et d’énergie. Comme s’il était possible de plaire à tout le monde. 
— Oui, ben, bienvenue au club, rétorque-t-il. Je n’en suis pas encore tout à fait sorti, pour ma part. Je me surprends très souvent encore à me définir en fonction des échecs du passé.
— «Il n’y a pas d’échec, seulement des expérimentations».
— Qui a dit cela?
— Je sais plus. Confucius.
— Ou Victor Hugo.

Nous éclatons de rire. 

— On est comme on est, dit Arnaud. Non seulement, on a le droit d’être qui on est, mais même d’avoir mauvais caractère. 
— Pour en revenir à nos expériences… dis-je, c’est étrange. On a besoin d’elles pour avancer, pour comprendre, mais l’idéal serait d’oublier l’événement pour n’en garder que la leçon.
— Oui, en fait, la vraie maîtrise, c’est de considérer que toute expérience n’est ni bonne ni mauvaise, seulement pédagogique. 
— Un vrai maître, c’est celui qui non seulement tire les leçons de ses expériences, mais qui garde sa candeur et qui ose toujours de nouvelles choses.
— Ou qui persévère jusqu’à un résultat satisfaisant.
— Alors finalement, tu veux connaître mon passé? demande Arnaud.
— J’aimerais juste savoir si tu as des enfants.
— Trois. Deux filles et un garçon, et dans six mois, je serai grand-père.
— Stop, déjà trop d’information! 

Je n’ai pas envie d’en savoir plus pour l’instant. Nous finissons la soirée à méditer sur le moyen d’inviter nos passés respectifs dans notre relation sans qu’ils soient un poids ou un cadre enfermant. 

— Le non-jugement, dit Arnaud. Savoir évaluer les choses pour se positionner par rapport à elles, mais ne pas y attacher un jugement de valeur. 
— C’est reposant, le non-jugement, je trouve.

Ma remarque fait rire Arnaud.










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