Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mardi 20 janvier 2015

Jour 56

LE RÊVE


Viviane n’a pas encore beaucoup participé à la conversation. Tout d’un coup, elle intervient:

— J’aime bien parler avec toi, c’est rare. D’habitude, j’ai de la peine avec les gens de ton âge.
— Ah bon, pourquoi?
— Parce que la plupart sont différents avec les enfants et les jeunes qu’avec les adultes. Tu sais, moi, depuis toute petite, je vois.
— Tu vois quoi?
— Les gens à l’intérieur. J’entends ce qu’ils pensent, je vois qui ils sont, et je ne sais pas pourquoi, mais les plus âgés cherchent à se cacher. Comme s’ils avaient honte d’être ce qu’ils sont. Ça les rend hypocrites, ils cherchent à imposer une image d’eux-mêmes totalement partielle et pas forcément leur meilleure facette. J’ai de la peine à comprendre pourquoi. Avec toi, pas. Tu le laisses voir.
— Merci, c’est gentil. Mais tu sais, il faut essayer de comprendre et retourner en arrière pour cela. Avant, il y avait tellement de conventions sociales, de tabous… être soi-même n’était pas favorisé, il fallait être conforme avant tout. Imagine que ma grand-mère n’a jamais entendu parler de sexe. Je me rappelle qu’elle devait avoir passé 75 ans quand elle a feuilleté une revue porno (et les premières étaient plutôt gentilles) «pour voir une fois ce que c’est». Elle a déclaré que «ce n’était pas bien, pour une fille, de montrer ses fesses comme ça». Nos parents ont vaguement entendu parler de la chose avant de la pratiquer, quant à ma génération, nous avons reçu les premières leçons d’éducation sexuelle. Des planches anatomiques qui expliquaient bien la reproduction humaine, quelques conseils pratiques, et basta. Pour le reste, on se débrouillait entre oies blanches. Imagine que le gros tabou religieux a éclaté après mai 68. Faites l’amour pas la guerre. Et cela seulement pour parler du plus gros tabou, mais il y en avait d’autres. Nous avions une obligation subliminale à être parfaits.
— Ça veut dire quoi, être parfait?
— Bonne question. Il fallait se couler dans le moule. Donner l’impression d’être quelqu’un de bien. Avoir un diplôme, aller à la messe, grader à l’armée pour les hommes, autant de conventions qui graduaient l’échelle sociale. Comment se trouver soi-même dans ces conditions? Nous étions forcément tous hypocrites, mais ce n’était pas conscient.
— Mais vous ne voyiez pas que c’était faux?
— Si, un certain nombre, en tout cas, le voyait, mais tout nous poussait à faire taire cette faculté de discerner l’autre. J’ai longtemps mal vécu à cause de cela. Je voyais les autres, mais eux ne se voyaient pas. Pire, ils refusaient de se voir, ils se forçaient à être ce qu’ils voulaient être. J’ai joué à ce mauvais jeu, aussi, comme tout le monde, et j’étais très mal dans ma peau.
— Pourquoi ne pas s’accepter?
— Parce qu’on se jugeait. On se mesurait selon des conventions étriquées établies de longue date qu’on ne remettait pas en question. On se jugeait les uns les autres, mais surtout, on se jugeait soi-même sévèrement. On s’en voulait de ne pas être plus fort, plus intelligent, plus beau, plus grand…
— C’est insensé!
— Oui, aujourd’hui, ça paraît totalement insensé. Tu te rends compte du stress intérieur? Pour ma part, il m’a fallu une bonne psychothérapie et du développement personnel pour comprendre que c’était plus facile non seulement de découvrir qui j’étais vraiment, mais de l’accepter et d’avancer comme ça. Il a fallu lâcher le besoin de perfection pour cela, ce n’était pas facile, la programmation avait été intense et quotidienne. Tout dans l’inconscient collectif voulait de nous que nous soyons parfaits sans vraiment définir ce qu’était cette perfection. Avec la croyance que si nous n’étions pas parfaits, personne n’allait nous aimer.
— Ça sortait d’où, ça? disent les jeunes en rigolant.
— De partout. De la religion, de l’école, de la famille, de la société en général. On a fait péter ça en 1968, on s’est autorisé à casser le cadre trop petit et à penser par soi-même. Jeune, j’ai pu être odieuse, parce que je me sentais mal dans ma peau, pas acceptée, tout le temps jugée — le plus sévèrement par moi-même, d’ailleurs —. J’ai blessé des gens que j’aimais à cause de cela, parce que quand je croyais mal faire, j’étais sur la défensive et tout le temps réactive. J’essayais de plaire à tout le monde, je finissais par ne plaire à personne et surtout, je ne me plaisais pas moi-même. Le jour où j’ai compris qu’il fallait commencer par cela, me plaire à moi, j’ai commencé à aller nettement mieux, et ma vie aussi. J’ai assumé d’être qui je suis dans toute mon imperfection, je me suis détendue, j’ai lâché mon agressivité. Petit à petit, la mode du développement personnel et la soif de spiritualité qui a du sens nous ont poussés vers ce «connais-toi toi-même» que suggérait Platon depuis le fond des âges. Nous avons alors posé les masques les uns après les autres. Alors oui, je vois les gens depuis toujours, comme vous. Et je suis sûre que tout le monde a la même faculté, mais chez nous, elle a été jugulée. Il fallait dialoguer avec les masques pour que ça marche. Quand on a commencé à les laisser tomber, il a fallu composer. Ceux qui avançaient sans masque, et ceux qui s’accrochaient au leur.
— Ça devait être très compliqué.
— Très. Mais chacun son libre-arbitre. Là encore, quand j’ai compris et accepté cela, ma vie est allée mieux. J’ai accepté les masques des autres, mais j’ai fait tomber le mien. On s’adapte. Et puis petit à petit, c’était dans l’air, tous les masques tombaient, mais j’imagine que chez les gens plus âgés, comme tu dis, il peut rester encore des résidus de masque, c’est pourquoi tu as de la peine avec ces gens. Il faut les comprendre, ils ont vécu plus longtemps avec leurs masques que sans, c’est difficile de changer les choses qui sont incrustées depuis si longtemps.
— Je comprends mieux, dit Viviane, soudain attendrie. J’ai de la peine à imaginer comment on peut se cacher derrière un masque quand on peut lire dans nos pensées, mais je peux essayer…
— Tu lis vraiment dans les pensées?
— Oui, pas toi?
— Je crois. Mais par exemple, tu pourrais me répéter ce que je pense, à l’instant?
— Facilement.
— Avec des mots?
— Oui, ça se traduit facilement en mots. Ça marche comment, chez toi?
— Quand je parle avec quelqu’un, je ressens une vibration et je peux savoir si la personne est sincère si elle se ou me raconte des histoires. Je pourrais trouver les mots pour l’exprimer, mais je ne suis pas sûre que ce soient les mots de la personne, ce sont peut-être les miens.
— Peu importe, ce sont les mots pour le dire, c’est ce qui compte.
— Pas faux.
— Les enfants t’aiment bien, non? 
— Oui, et c’est réciproque. J’ai eu la chance de voir arriver les premiers enfants lumière comme vous. On les a appelés indigo, puis cristal et diamant. Un jour, j’ai rencontré une petite cristal de trois ans. C’est vraiment le mot qui m’est venu en la voyant, elle était pure et transparente. Son regard m’a pénétrée jusqu’à la moelle, j’ai senti qu’elle voyait tout de moi. C’est grâce à elle que j’ai lâché le dernier masque. Ce n’était pas la peine de me cacher, elle me voyait. Mais le plus fort, c’était cette certitude qu’elle m’acceptait inconditionnellement. Elle voyait tout, y compris mes imperfections et me prenait ainsi. J’ai passé un moment très beau moment avec elle, très joyeux. Chaque interaction, chaque mot échangé, chaque jeu était jubilatoire et riche. Presque initiatique. En fait, comme avec vous en ce moment. Le temps s’arrête, le moment est vrai et tout est beau. Parce que, comme nous le disait encore ce cher Platon, «le beau est la splendeur du vrai».
— Woah, joli! 
— Il était très bien, ce Platon.
— Il servait la connaissance sur un Plato.
— Et il se levait plas-tôt.
— C’est plas-ton problème…

Les gags idiots et approximatifs fusent dans les éclats de rire. 











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