Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

jeudi 15 janvier 2015

Jour 51

LE RÊVE

Ces jeunes sont nés avec le revenu de base inconditionnel, ils ignorent la précarité, ils ne connaissent pas la peur de mourir de faim. Avec ce que je leur raconte, je vois qu’ils mesurent leur chance.

— Après, c’est allé très vite. On s’est rassemblé localement, on s’est organisé. Ce fut la dernière saison où des gens ont dormi dehors, laissés pour compte. On a investi de force les logements vides dans les villes, c’était devenu intolérable de savoir qu’il y avait des appartements vides et des gens qui dormaient dans la rue, y compris pour les propriétaires qui n’ont pas mis très longtemps, devant le mouvement collectif, pour lâcher leur intérêt personnel et se reconnecter à leur humanité.
— Je ne comprends pas, dit Eliah.
— Des gens achetaient des immeubles pour louer les logements et ainsi encaisser beaucoup d’argent tous les mois, tu piges, ça ?
— Oui.
— Au bout d’un moment, le système partant en vrille, les gens gagnaient moins d’argent et les loyers continuaient à augmenter. Ils se sont donc retrouvés avec pas mal de logements vides.
— Mais c’est très con. Ils n’encaissaient plus d’argent.
— C’est très con, mais ils ne voulaient pas baisser le loyer pour autant.
— Incroyable ! Non, mais vraiment ? Ils ont fait ça ? Mais…
— Ben, comme de toute façon, ils gagnaient un fric indécent tous les mois, ça ne les mettait pas vraiment à mal.
— Berk. Quelle sale mentalité!
— Ah ça, on vivait des temps plutôt moches, oui ! Mais cette année-là, tout a basculé. Ces logements vides ont été remplis. Les plus délabrés ont été nettoyés et réparés par les plus délabrés. Sans blagues, on s’est occupé des plus désespérés en priorité. Les drogués, les alcooliques, les sauvages et les agressifs, les plus blessés par cette société décadente ont été entourés. On les a mis à contribution, et repeindre un logement pour y habiter ensuite fut le premier pas vers leur guérison. Il y avait soudainement tellement d’humanité, tellement d’amour que les problèmes étaient résolus en un rien de temps. On avait retrouvé la joie, on découvrait la vraie solidarité pour la première fois.
— Il n’y a pas eu de bagarres ?
— Si, il y a eu encore des crises d’ego, des gens qui ont eu de la peine à lâcher leur petit pouvoir individuel, mais la vague était trop forte, elle a tout emporté. C’était fou, cette puissance bienveillante. Magique ! Alors oui, il y a eu des crises fatales. Ceux qui se sont accrochés jusqu’au bout en sont morts. Tombés malades, ils ont lâché la rampe. Il y a eu aussi quelques bagarres sanglantes, mais très peu, au final. En revanche, c'était d'une violence rare. Un chant du cygne. Devant le mouvement collectif, il était plus facile de se joindre au flux plutôt que d’essayer d’aller à contre-courant. Et puis un tel mouvement était rassurant, on s’entraidait. On n’avait plus peur les uns des autres, c’était un changement radical, du jamais vu. C’est là que les choses ont définitivement changé.
— Mais ça a pris combien de temps ? Parce que d’après ce que tu dis, ça faisait tout de même super longtemps que vous viviez ainsi… Ou est-ce que les choses étaient différentes avant, du temps de vos grands-parents ?
— Difficile de savoir, l’histoire est une drôle de chose. La mémoire se modifie avec le temps. Nos grands-parents ont connu des guerres, le contexte était totalement différent. Il y a toujours eu de la bagarre, c’est certain, avec parfois des périodes plus éclairées où l’entraide était meilleure. Mais une solidarité comme celle d’aujourd’hui, jamais encore. Oui, c’est allé très vite. En une saison, les choses ont changé. Non, c’est encore mieux que ça : en une seconde. Je crois qu’il y a eu quelque part à un moment donné une décision reprise collectivement, celle de changer. À partir de là, les actions ont suivi. C’est toujours comme ça : les choses changent à la vitesse d’un claquement de doigt.
— Euh… Alors pourquoi ça a pris autant de temps d’en arriver là ?
— Parce que collectivement, on ne décidait pas de changer. On faisait tout pour que tout reste pareil.
— Pourquoi ?
— Par peur du changement. Le changement, c’est l’insécurité, et l’insécurité, c’est l’angoisse. La masse est une grande trouillarde. Il a fallu que nous trouvions notre courage individuel pour pouvoir avancer collectivement. On attendait que l’autre fasse le premier pas, c’est ça qui a pris du temps. Petit à petit, on a constaté que si on ne changeait pas sa propre vie, non seulement personne ne viendrait la changer pour nous, mais que les autres, toujours par peur du changement, ont tendance à nous empêcher de changer. Et puis il a d'abord fallu réaliser que ceux sur lesquels on comptait pour nous procurer le confort, c'est-à-dire nos élus, nos gouvernements, ne s'occupaient que du leur, de confort, et aux dépends du nôtre, d'ailleurs. Ils nous tondaient la laine sur le dos, on a mis un temps incroyable pour le comprendre collectivement. 
— Vous viviez vraiment comme ça ? demande Sarah avec compassion.
— Oui. Et vous, vous vivez comment ?




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