Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 17 janvier 2015

Jour 53

LE RÊVE

Je suis émerveillée de constater les effets du saut de quanta survenu il y a quelques années. Ce fut vraiment un basculement net, et nous ne l’avons vu que plus tard. Aujourd’hui, avec le recul, je peux me rendre compte du changement radical. Je continue à poser des questions à ces jeunes de la génération du nouveau monde.

— Comment était votre enfance?
— Moi, dit Christophe, je suis né à Cognac. Ma mère était dans le Réseau comme institutrice. Ça faisait un moment qu’elle ne bougeait plus; de toute façon, elle est plutôt du genre sédentaire. Elle aimait bien cette région et les gens du coin, et les enfants dont elle s’occupait. Elle a eu une jolie histoire avec mon père, et je n’étais pas tout à fait prévu. Quand elle a su qu’elle était enceinte, elle était ravie, mais moins que mon père. Lui, c’est un grand voyageur, il ne peut pas rester plus de quelques mois au même endroit. Il est tout de même resté quelques années, le temps de m’accueillir. Et quand j’ai eu cinq ans, ça lui a repris. Ma mère voyait bien qu’il s’étiolait, alors ils ont décidé de vivre chacun ce qu’ils avaient à vivre.
— Tu ne le vois plus?
— Si, si, on se voit. On passe du temps ensemble, parfois. C’est un mec bien. Mais c’est vrai que c’est toujours une surprise quand il me contacte, je ne sais jamais sur quel endroit de la planète il se trouve.
— Il ne t’a pas manqué quand tu étais petit?
— Oui et non. Il a toujours gardé le contact. Et puis il y avait des mecs autour de moi. D’autres amoureux de ma mère avec qui, en général, je m’entendais bien. Et puis il y avait Gérard. Un forestier du village où j’ai grandi, à douze kilomètres de Cognac. Lui aussi sédentaire, un pilier de la communauté. Un grand sage qui nous a appris les secrets de la forêt et le langage des arbres. C’était notre guide à un groupe d’entre nous qui l’aimions bien. Il nous a inculqué des règles strictes, des lois universelles. On avait des soirées autour du feu, dans la forêt, adultes et enfants confondus, pendant lesquelles il faisait le conteur. Il connaissait un nombre incroyable de vieux contes traditionnels et je soupçonne qu’il en inventait aussi. À travers ces contes, il nous a enseigné, mieux qu’avec n’importe quel prêche barbant, les valeurs morales essentielles. C’était magique. J’adorais ces soirées à écouter Gérard dans les bras de ma mère qui était aussi émerveillée que moi.
— Et l’école? Tu allais à l’école?
— Oui. Il y avait une trentaine d’enfants dans le domaine à cette époque, et quatre enseignantes. Ma mère enseignait la lecture, l’écriture et le calcul. Annie, c’était la créatrice. On a appris plein de trucs avec elle: peinture, dessin, modelage, tissage, batik, macramé, couture, tout ce qui se fait avec les mains, je crois. Toutes nos idées étaient les bienvenues, je ne l’ai jamais entendue dire que quelque chose était impossible à réaliser. Un jour, on faisait de la poterie. Elle demande à un petit de cinq ans ce qu’il veut réaliser. Il répond: «Je sais pas… Un gant de boxe». Moi, j’avais dix ans, je me suis dit que c’était pas possible. Annie a crié joyeusement «pourquoi pas?» et elle lui a donné un bout de terre. Le gamin a modelé un gant, on aurait dit un vrai. Annie a mis un émail brun «tenmoku» dessus, une couleur délicate à développer en cuisson de réduction, nous a-t-elle expliqué. La magie a opéré, c’était parfait, on aurait juré un gant de boxe en cuir. Et moi j’ai pris une grande leçon: celle de ne jamais penser «impossible».
— C’était comment, l’école? Vous aviez un horaire régulier, des jours de congé?
— Ah non, c’était notre quotidien. On y allait tous les jours, sauf parfois quand on avait besoin d'un moment de cocooning seul avec sa mère. Mais bon, la mienne allait à l'école... Les moments de cocooning, j'en avais tout le temps. Quand je dis qu’il y avait quatre enseignantes, c’est en général le nombre de mamans qui se rendaient disponibles pour nous faire la classe. Ma mère le faisait tous les jours parce qu’elle adorait ça, et Annie aussi. Alicia nous faisait bouger, elle, c'était le sport. Elle venait souvent aussi. Et sinon, les autres étaient des femmes de passage, qui contribuaient aux tâches du Réseau le temps de leur séjour au domaine. Il y avait souvent des hommes aussi. Avec eux, c’était le bricolage. Des fois, on allait aider sur un chantier. Je me souviens, il y avait une grande bâtisse délabrée sur le domaine qu’on a restaurée pendant deux ou trois ans. Les enfants, on est allé débroussailler, d’abord, et plus tard, on a déblayé des gravats. La classe se faisait juste à côté, et quand ils avaient besoin d’un coup de main, ils appelaient. L’été, on ramassait les fruits, il y avait un verger magnifique qui donnait des récoltes incroyables grâce aux bons soins de Gérard.
— Vous aviez obligation d’aller à l’école?
— Non, mais on n’aurait pas eu l’idée de ne pas y aller, c’était là qu’on s’amusait le plus!
— Même les adolescents?
— Non, les ados, c’était Fernand qui s’en occupait. Un grand black avec un accent du sud, il était hilarant. Il les embarquait plusieurs jours de suite dans des périples divers. Il était connu pour cela.
— Ah oui, Fernand, s’exclame Élodie. J’ai fait un trekking avec lui! 
— Quand ça?
— J’avais treize ans et j’ai fait ma rebelle. Ma mère en avait marre de fritter avec moi. Elle a entendu parler de Fernand quand nous étions du côté de Marseille, un jour, elle m’a aussitôt embarquée pour qu’il s’occupe de moi. Elle me l’a avoué après, sinon, sur le moment, j’aurais gueulé. Je ne voulais rien, je faisais la gueule tout le temps. Quand on est arrivé à Cognac, elle m’a laissé faire ce que je voulais, mais elle avait glissé le mot à Fernand qui savait faire pour attirer les jeunes comme moi. La première fois que je l’ai vu, c’était à un repas. Ils étaient une bande d’ados autour de lui et j’ai tout de suite repéré un mec super beau. Mais tu parles, j’osais pas approcher, j’étais celle qui refusait la vie, tu vois…

Les jeunes rigolent, ils confirment, ils voient très bien de quoi elle parle.

— Fernand m’a vue et il m’a proposé un café. J’avais jamais bu de café, ça faisait adulte, ç’aurait été la honte de refuser, alors j’ai pris un air affranchi et j’ai dit «ahais» d’un air cool. J'ai trouvé dégueulasse, mais j'ai bu jusqu'au bout. Ha! ha! Après, c’était bon. J’étais sous le charme. Il nous a emmenés à la chasse aux truffes pendant cinq jours.

Elle éclate de rire, c’est manifestement un excellent souvenir.

— Chasse aux truffes?
— Mais oui, il était fou! Il avait un cochon pour les débusquer et il a prétendu que pour une vraie bonne récolter des meilleures truffes, il fallait bien cinq jours. Alors il nous a embarqués avec la tente de camping et tout. C’était surtout pour nous faire vivre des trucs, oui. D’abord, exprès, il n’avait pas pris à manger pour cinq jours, alors on a dû se débrouiller avec ce que la forêt offrait. Il nous a montré tout ce qu’on pouvait manger, c’est dingue, tout ce qu’il y a de comestible dans une forêt! Ensuite, on a tous dû mener le cochon au moins une fois. Un cochon, c’est pas un chien. Qu’est-ce qu’il nous a bousculés! On en a bouffé de la terre, à tenir ce cochon en laisse.
— Vous le teniez en laisse? Mais il suffit le suivre, non?
— Bien sûr, mais Fernand voulait nous faire bouger, vivre. Nous sortir de nos attitudes d’ados dégoûtés de tout. Ça marchait bien. On a très vite oublié nos attitudes et on a bien rigolé. C’est vrai qu’après ça, j’étais nettement moins chiante. 









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