Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mercredi 28 janvier 2015

Jour 64

LE RÊVE


— OK, j’ai compris, dit Christophe, ta petite histoire, c’est pour dire que là où nous sommes, nous n’avons pas la vision complète des choses. Nous ne voyons qu’une partie de l’éléphant, et probablement seulement dans la pénombre. Mais alors qui peut savoir, et comment?
— Savoir avec certitude, personne, je suppose, répond Arnaud. Nous ne faisons que conjecturer depuis des lustres. D’où vient l’inspiration, d’où viennent les idées novatrices? D’où viennent les idées tout court, d’ailleurs?
— Du cerveau, dit Fernando en éclatant de rire.
— Ça, c’est bon, rétorque Viviane, on sait depuis longtemps que ce n’est pas le cas. Moi je crois qu’on n’invente rien, on ne fait que lire. Quelle base de données? Je n’en sais, rien mais je suis convaincue que tout ce que nous avons expérimenté et que nous expérimentons s’inscrit quelque part.
— Certains les appellent les annales akashiques, dit Z.
— Ou l’ADN, dis-je.
— Peut-être, continue Viviane, en tout cas, ça existe quelque part, sur un niveau de conscience quelconque. On puise à la source, on canalise l’idée et on la concrétise à notre manière. La même idée chez le voisin n’arrive pas de la même façon.
— J’aime bien l’idée, dit Ana.
— Est-ce que vous êtes tous contents de l’éducation que vous recevez?

Ils sont tous plutôt affirmatifs.

— Ah non, pas moi, dit Alice. C’est galère. J’ai dix-sept ans et j’ai hâte d’être majeur l’année prochaine, parce que je n’en peux plus. Mes parents sont bruyants et brutaux.
— Que veux-tu dire?
— Ils sont dans le pouvoir tout le temps. C’est eux les parents, c’est eux qui savent, c’est eux qui décident pour moi. Je dois obéir et suivre leurs «conseils». En fait, ce sont des ordres. Moi, je ne sais pas toujours ce que je veux, et j’aimerais bien avoir le droit d’hésiter et d’essayer des voies diverses. Mais selon eux, je dois choisir une voie et m’y tenir. Ils brandissent les grands mots comme persévérance, travail, résultats. Je dois choisir ce que je veux faire de ma vie, le déclarer et ne penser qu’à cela. Mais j’appelle pas ça vivre, moi.
— Alors c’est quoi, vivre? demande Arnaud.
— Mais ce qu’on fait là: aller là où c’est attirant, rencontrer les gens, les écouter, leur parler, apprendre la poterie un jour, la peinture le lendemain, tout en apprenant une nouvelle langue parce qu’on est à l’étranger. Manger des trucs nouveaux, découvrir l’art dans les villes et les musées! Ou marcher dans la nature, on apprend tellement en marchant dans la nature!
— Et alors en fait, tu es obligée de vivre comment? demande Pablo.
— Je vis en ville, et pas dans le Réseau. Mes parents se méfient, ils disent que c’est une secte. Je vais à l’école toute la journée, je fais peu de sport, pas d’activités créatrices. Là, c’est les vacances, et c’est la première fois que j’obtiens de partir toute seule. Un stage de poterie, ça a passé, ça fait hobby sympa. Tu parles si je me suis abstenue de dire que c’était dans le Réseau! Je dois les appeler tous les jours, ils me demandent si je bois ou si je fume, bref… Ils ne sont pas méchants, mais ils ont peur de tout. Ils ont peur que je me drogue, que je boive, que je baise…
— Dans l’idéal, tu voudrais quoi?

Elle soupire.

— Un peu plus d’amour, je crois.
— Tu penses qu’ils ne t’aiment pas?
— Je pense qu’ils ne m’aiment pas assez. Sinon, pourquoi ils ne me font pas confiance?
— Pourquoi tu penses qu’ils ne te font pas confiance?
— Parce qu’ils ont peur pour moi!
— Mais c’est de l’amour, d’avoir peur pour ses enfants, non?
— QUOI!?

J’ai dit cela un peu par provocation, et ils réagissent tous avec véhémence. Je ris.

— Non, je sais,… Mais eux, est-ce qu’ils le savent? Est-ce que tu ne crois pas que ce sont leurs peurs à eux qu’ils projettent sur toi?

Elle réfléchit un moment. On sent que ça atténue son désarroi.

— T’as raison, je ne m’étais jamais imaginé qu’ils pouvaient avoir leurs vulnérabilités… Ce sont mes parents, dit-elle avec un joli sourire et comme si elle avait dit «ils sont parfaits». N’empêche que c’est pas une raison…
— Tu as essayé de leur donner ton point de vue?
— Oui, un jour où la communication ne passait pas trop mal, je leur ai dit de faire au moins confiance à l’éducation qu’ils m’ont donnée. Je ne vais pas me droguer ni me prostituer, ils m’ont inculqué des valeurs, tout de même! Qu’ils me laissent aller les mettre en pratique. Alors mon père, qui non seulement ne peut pas avoir tort, mais qui ne peut pas donner raison à quelqu’un d’autre, a dit qu’il me faisait confiance, à moi, mais c’est des autres dont il se méfie. Ce qui, entre nous soit, revient à dire qu’il ne me fait pas confiance pour ne pas tomber sous l’influence des vilains méchants qui jalonnent ma route. Bref, j’ai renoncé. J’ai même plus envie de discuter. Ça ne passe pas, ça ne passe pas. Je vais les quitter et je vivrai ma vie sans eux. Ça va aussi. Mais ça m’attriste qu’on ne s’aime pas.
— C’est dur, de dire ça.
— C’est la vérité! On ne se déteste pas, mais le taux d’amour est nettement insuffisant pour appeler ça de l’amour. C’est une relation familiale, basta. Sincèrement, je me sens nettement plus en famille avec vous, depuis quelques jours qu’avec les membres de famille.
— Bon, alors on va fêter ça, Sister, crie Pablo. Ce soir, on fait une grande fête de famille, OK?
— Bonne idée! Des jours que nous palabrons, ça manque singulièrement de mouvement. Allez, on va chercher de quoi faire une bonne bouffe, on mettra de la musique et on dansera le tango et le flamenco.

La soirée qui s’ensuit est digne de s’inscrire dans le top 10 de l’année. On s’affuble de liens familiaux, c’est ainsi que je deviens tante, mère, cousine, sœur, belle-sœur, nièce, grand-mère et même arrière-grand-mère, ce contre quoi je m’insurge énergiquement en déclarant que je suis beaucoup trop jeune pour cela.









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