Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mardi 3 mars 2015

Jour 98

LE RÊVE

— Mamie, c'est quoi, le Réseau? me demande mon arrière petite-fille de douze ans. 

Je suis surprise de sa question, elle vit dedans!

— C'est ça, lui réponds-je en faisant un geste qui désigne alentour. C'est notre façon de vivre, les maisons, les gens, les déplacements, les partages... Le Réseau, c'est le nom qu'on a donné au début où ça a commencé.

— Ah bon, c'était comment avant le Réseau?

Je lui raconte alors le passé. Je remonte dix ans après la guerre, mon année de naissance. Une époque que je n'ai pas vraiment connue, et ensuite les années soixante et septante, mon adolescence. Peace and love, les trente glorieuses et puis la lente glissade dans un chaos de fin de civilisation. On s'y laissait glisser comme dans une torpeur, on n'y croyait pas, on se disait qu'on allait se réveiller, c'est sûr. Qu'après les horreurs de la guerre, il n'y aurait «plus jamais cela», mais «cela» a duré longtemps: les horreurs et le déni des horreurs. Et puis ce ne fut plus possible de ne pas voir, parce que tout est venu tranquillement au grand jour. Un peu trop tranquillement, d'ailleurs, on banalisait au fur et à mesure. 

J'édulcore un peu pour Ayla, une enfant des temps nouveaux, j'estime qu'il n'est pas indispensable de savoir jusqu'où nous avons osé aller. C'est inscrit dans son ADN avec la programmation «ça, c'est fait», les générations futures n'y retourneront pas. 

— C'est affreux, ça devait être horrible à vivre, me dit Ayla.
— Oui, aujourd'hui on trouve cela innommable, mais c'était notre quotidien, on était habitué.
— Comment peut-on s'habituer à cela? C'était dur. Tu crois que ça pourrait nous arriver à nous?
— Je suis convaincue que non. L'humain est configuré pour progresser. Les horreurs, on les a longuement expérimentées, mais l'amour, c'est très nouveau. On va en avoir pour quelques millénaires à en faire le tour, je pense, et c'est tellement bon qu'à mon avis, personne ne voudra ni ne pourra retourner dans les basses vibrations. La conscience ne retourne pas en arrière. 

Je lui raconte aussi tout ce qui était bien alors. Le fait de vivre dans un monde difficile nous a obligés à explorer toutes nos facettes intérieures, à faire des choix conscients. La générosité n'était pas partout comme aujourd'hui, alors quand on la rencontrait, c'était du bonheur! Les gens devaient lutter pour être bons. Aujourd'hui, ce qui choque, c'est quand la générosité est faible. Plus jamais on ne rencontre des gens purement égoïstes qui n'ont aucune considération pour les autres.

— Comment ça, égoïstes?
— Une personne qui se croit le centre de tout, qui pense que les autres doivent subvenir à ses besoins à elle. Quelqu'un qui ne sait pas partager, qui ne comprend pas les problèmes des autres, qui a besoin qu'on s'occupe d'elle.
— Ah, un bébé.
— Oui, un bébé. L'égoïsme est naturel à trois ans, quand l'enfant comprend qu'il est un individu distinct des autres. Quand il prend un jouet, il le considère à lui et c'est une atteinte à son intégrité que de le lui enlever. Mais le parent bienveillant va lui enseigner que le jouet n'est pas lui et qu'il peut non seulement le prêter, mais qu'il va gagner quelque chose à le faire.
— Oui, il ouvre son cœur.
— Voilà. Alors il y avait des gens, avant, qui n'avait pas compris cela et qui restaient égoïstes en grandissant. 
— Ils étaient malades, alors... dit-elle avec tristesse.

Je la regarde avec tendresse. Que suis-je en train de lui raconter? 

— Tu sais, ce monde difficile, c'était parce que nous étions en train de changer, de grandir. Comme un enfant, mais pour tout une société. Nous cherchions les limites, les valeurs. Il y a eu une période de grand n'importe quoi pendant laquelle une grande partie des gens ont pu mettre en place autre chose, une façon de vivre qui corresponde à nos besoins essentiels. Des gens qui avaient compris que les humains sont tous pareils et nos besoins sont tous les mêmes. Alors le Réseau s'est créé grâce aux gens qui voulaient vivre en paix les uns avec les autres. Et voilà. Aujourd'hui, tout le monde vit ainsi. Tout le monde est heureux. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a plus de problèmes ni de conflits, mais il n'y a plus de haine. 

Elle a soif de savoir, alors je lui raconte encore l'ancien monde. Les gouvernements, les lois, la police, la prison. Elle s'étonne, s'attriste et puis se réjouit quand elle comprend que la vie qu'elle vit aujourd'hui émerge de l'humus puant mais fertile de mon passé. 

— Tu as été très malheureuse, Mamie?
— Très! lui dis-je en éclatant de rire. 

Elle fait des yeux ronds.

— Ah oui, j'ai été très malheureuse, mais tu sais, j'ai longtemps aimé le drame, alors j'étais servie. Et puis tout ce drame a servi à me faire aimer l'amour. Et puis j'ai été très heureuse, aussi. Un jour, j'ai décidé d'être en paix, et je l'ai été, et pourtant, c'était pendant la période la plus chaotique d'avant le changement. Les gens étaient fous! La logique avait disparu, on faisait et on disait tout et n'importe quoi. J'étais à la fois fascinée et amusée. D'avoir choisi la paix m'a permis de traverser cette période avec du recul. Je restais chez moi, je créais. Plus le monde hurlait, plus je parlais bas. Je continuais à faire ma part, avec une étrange confiance que tout cela allait déboucher sur l'âge d'or prophétisé.















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