Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 6 décembre 2014

Jour 15

LE RÊVE


Michel nous a donné rendez-vous devant le Palacio Real. Il nous embarque dans une Mercedes luxueuse qui roule à l’eau. Il a fait convertir le moteur pour allier luxe et écologie, c’est réussi. Je quitte la capitale espagnole monstrueusement frustrée, je n’ai pas eu le temps de visiter. Je me promets d’y revenir un jour avec Ana qui est Madrilène et qui se fera sûrement une joie de me faire visiter.

Après les présentations d’usage, notre provenance et notre destination, nous faisons plus ample connaissance avec notre chauffeur. Michel est un Marseillais né dans les quartiers pauvres. Il nous raconte sa vie faite de galères successives, dans un monde sans pitié. Je suis parfois au bord des larmes. Il semble avoir tout vécu des dérives possibles. Il a sombré dans la drogue et l’alcool, la délinquance.

— Je ne sais pas comment je ne me suis jamais fait choper. J’avais une chance incroyable. Je passais des kilos de came entre l’Italie et Marseille, jamais on ne m’a soupçonné; j’avais une gueule d’innocent. Je faisais des yeux de coker pour dire que je n’avais rien à déclarer, et ça passait. 

Et puis il raconte sa vie dans la rue et là, je suis meurtrie. Je souffre toujours physiquement et dans mon âme à l’idée que des gens puissent ne pas dormir au chaud et à l’abri. J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi, quand les gens des refuges venaient leur proposer d’aller dormir au chaud, ils disaient non. L’immense détresse que ce refus comportait… Il m’a semblé que l’une de ses composantes était le fait que c’était le dernier pouvoir dans leur vie. Tout leur avait échappé, mais ils pouvaient encore dire non. Ou peut-être était-ce le dernier mépris à une société qui les laisse crever? Michel confirme qu’il y a un peu de tout ça, bien que chaque cas soit différent. Et puis on m’a dit que certains de ces refuges pouvaient être des endroits encore plus cruels que la rue où les gens se volaient encore le peu de biens qu’ils possédaient et se maltraitaient sauvagement. Là encore, Michel confirme, et la réalité dépasse une fois de plus la fiction. Plus que la déchéance physique, la déchéance de l’âme. Plus de foi ni de loi, plus une once de morale.

— Tu en es arrivé là, toi aussi?
— Bien sûr, je n’avais plus rien à perdre, j’ai volé des vieux rien que pour le plaisr de les voler, pour me sentir fort trois minutes. Je ne me sentais pas coupable, je ne sentais plus rien du tout, d’ailleurs. J’avais tellement mal que je n’avais plus mal, ni physiquement, ni moralement. J’étais devenu une vraie merde et je voulais puer pour emmerder les autres.
— Et tu t'en es sorti comment?
— Un truc magique. J’avais dormi sur un banc, c’était au mois de mars. Il commençait à faire moins froid. C’est un moineau qui m’a réveillé, il s’était posé sur mon épaule. Il avait un gros morceau de pain dans le bec qu’il a lâché devant moi. On aurait qu'il attendait quelque chose. J’ai balancé la grosse miette par terre, il est parti en rechercher une autre. J’ai fait pareil et lui, re-belote une troisième fois. Il a attendu jusqu’à ce que je mange. Curieusement, le pain était frais. Je me suis retourné et j’ai vu un vieux qui donnait de la brioche aux pigeons, plus loin. Le moineau a fait comme ça la navette pendant plusieurs minutes. Ça m’a douloureusement réveillé. L’air sentait le printemps, ça m’a bouleversé.
— T’as fait quoi?
— J’ai chialé pendant trois jours. J’ai vu ma vie pour la première fois, j’ai eu une honte monumentale. Honte de moi, honte d’avoir fait du mal aux autres. D’abord, je suis allé dormir dans un foyer où j’ai commencé à avoir une hygiène régulière et j’ai accepté les repas gratuits. Après, les coups de pots se sont succédés. J’ai trouvé du travail, j’ai fait des formations et, grâce au système, je m’en suis sorti. 
— Oui, mais surtout grâce à toi, non. Et au moineau ?
— C’est vrai. Tant que je n’avais pas décidé de changer, il n’y avait aucune chance que je m’en sorte. J’ai rencontré des gens vraiment bien qui m’ont donné envie d’être moi aussi quelqu’un de bien. Au bout d’un moment, j’ai eu envie que toute cette douleur, toutes ces galères que j’avais vécues ne soient pas pour rien, j’ai eu besoin de leur donner un sens. Alors j’ai décidé d’œuvrer pour aider les SDF. Je connaissais le problème de l’intérieur, tu parles, j’avais compris que ce qu’il fallait, encore avant les refuges et les restos du cœur, c’étaient des moineaux. Il fallait trouver de quoi souffler sur la flamme de vie pour la rallumer.  Et puis j’ai entendu parler du Réseau, et j’ai eu un tilt. J’ai imaginé une maison pour recueillir les SDF où ils puissent rencontrer leur moineau. C’est ainsi qu’est né le réseau…
— Le Réseau-moineau! C’est toi le Michel du Réseau-moineau! Incroyable!

Nous avons crié ensemble avec Arnaud. Michel sourit.

— Pour vous servir… Au début, c’était dur. Un groupe d’animateurs sociaux étaient partants, mais il a fallu trouver la façon de recueillir les gens. On a finit par monter des véritables commandos d’intervention. Les nuits les plus froides, on les ramène pratiquement de force. On fait bien gaffe à ce que tout se passe bien sur place. Jamais de vol, jamais de non respect, il faut que la première nuit soit une expérience totalement positive. La maison est toujours propre, on nettoie plusieurs fois par jour derrière eux, discrètement, sans jamais faire de reproches. Il faut que ça sente bon, toujours, partout. Les gens sont tellement écorchés que le moindre geste est pris comme une insulte. Une fois qu’ils sont là, on s’arrange pour qu’ils restent une semaine. Tous les moyens sont bons, sauf la force, bien sûr. C’est important qu’ils se sentent libres. Ce qui marche le mieux, c’est le chantage affectif. On leur dit: «T’es fou? t’as vu la température? Reste au chaud, tu partiras demain si tu veux et s’il fait moins froid. T’as rendez-vous quelque part, t’as mieux à faire, t’as un meilleur endroit? Ecoute, si on te retrouve mort demain, moi, je ne me le pardonnerai jamais. Reste encore une nuit pour moi, OK?» Au bout d’une semaine, leur corps retrouve la sensation de confort, et là, c’est généralement gagné. On essaye de les garder le plus longtemps possible pour les sevrer malgré eux. On sert un peu de pinard au début, et puis on dit qu’on n’a plus de sous pour en racheter. On est tout le temps en train de négocier, ça fait des journées épuisantes. Les drogues dures, c’est plus difficile. On laisse les gens partir chercher leur dose en leur faisant promettre de revenir dormir le soir. Ça marche pas toujours. Bref, on est les rois de l’impro pour faire face à tous les cas. On a une connivence incroyable, toujours avec beaucoup de cœur, toujours dans le respect total de ces gens qui sont tellement, tellement blessés. Au bout d’une semaine ou dix jours, quand on sent qu’ils peuvent être prêts, on change de fonctionnement. Avec l’aide des assistants sociaux, on envisage chaque cas individuellement. On leur dit qu’on aimerait qu’ils restent, qu’on a besoin de leur aide. À ce stade, on sait de quoi chacun est capable, et on créé un besoin s’il le faut. Si on voit que le mec est bricoleur, par exemple, on casse un truc pour qu’il le répare, tu vois. Encore que généralement, dans une grande propriété, il y a toujours de l’entretien et c’est pas souvent qu’on doit en arriver là. Au pire, on dit qu’on a besoin d’aide à la cuisine, parce qu’on a plus de monde que d’habitude et que ça va bien nous soulager. Ça aussi, ils le font volontiers, la plupart du temps. Ensuite, on lui dit que pour rester, il y a quelques conditions à remplir. Et là, on passe un contrat avec lui. Il s’engage à être clean, à faire le point sur sa situation tous les trois jours. En fait, c’est une véritable consultation psy, mais on ne la présente pas toujours comme telle. Quand on en est là, la personne a rencontré son moineau et elle est désormais proactive dans sa guérison.
— Pff, puissant travail, je suis épatée, dis-je. 
— Épuisant, non, demande Arnaud?
— Oui, impossible de le faire plus de quelques mois de suite, même si on vit des trucs magnifiques par moments qui sont des cadeaux inestimables. Personnellement, je le fais pendant trois mois non-stop, ensuite je vais me promener deux ou trois semaines. D’autres le font pendant quelques jours, puis prennent quelques jours pour eux. Là, j’ai décidé de prendre un mois pour la cueillette et la pression des olives. Un peu plus que d’habitude, surtout parce que nous avons une bande de jeunes animateurs qui sont là depuis quinze jours pour prendre le relais. Ils sont incroyables, il y a une telle synergie entre eux que les choses vont toutes seules. Les résidents sont contaminés par leur joie, leur simplicité, leur enthousiasme. Je reconnais qu’au contact de ce groupe, c’est difficile de ne pas sentir merveilleux. Ils arrivent à voir l’étincelle divine chez chacun de nous. Ils décèlent en un rien de temps les talents particuliers de chacun et les mettent en valeur. 
— Ça fait de la guérison instantanée, ça.
— Tu parles, les mecs se sentent valorisés, ça remonte vite leur estime d’eux-mêmes, c’est puissant.
— Il y en a beaucoup, des maisons-moineaux? demande Arnaud.
— Il y avait un gros réseau pendant plusieurs années, mais depuis un an, on recycle. On héberge des cas d’addictions sévères. Il y a de moins en moins de SDF, il faut dire que le Réseau a instantanément résolu le problème, puisque les maisons appartiennent aux habitants. À partir du moment où il a existé, les gens n’étaient plus obligés de finir dans la rue, ils rejoignaient le Réseau. Il y a encore ceux qui doivent se sortir des drogues, parce que ça fait trop longtemps qu’ils sont dedans, mais c’est vachement plus rapide, et il y a nettement moins de monde. Bref, le monde change, et pour le mieux. 
— Oui, on a de la chance de vivre à notre époque.
— C’est vrai.
— J’ai besoin de pisser moi, annonce Arnaud.
— OK, on va s’arrêter.

Nous sommes à une heure de Sines, nous y serons pour le souper. La conversation dévie sur des sujets plus gais, et Michel s’avère un joyeux luron qui nous fait bien rigoler. Nous finissons la journée avec des crampes aux zygomatiques. 







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