Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 6 décembre 2014

Jour 14

LE RÊVE

Il est huit heures quand nous arrivons à la gare pour rencontrer Helmut. Facile à reconnaître, il n’y a que lui dans l’estaminet où il nous a donné rendez-vous et une autre femme à une table plus loin. Il nous salue joyeusement et pousse devant nous une grosse brioche qu’il a achetée pour la partager avec nous. Nous buvons un café, puis nous nous mettons en route.

Helmut s’intéresse à notre provenance et notre destination, puis il nous raconte qu’il se promène dans le sud de la France depuis six mois. Il est infomaticien et il va à Madrid pour un job, un gros mandat de programmation qui devrait durer un an minimum sur un projet auquel je ne comprends pas grand chose, mais il est heureux d’y aller et son plaisir est contagieux. 

C’est un grand bonhomme tout en longueur qui rit tout le temps. Il parle mal le français et nous communiquons en plusieurs langues que nous mélangeons allègrememt en riant comme des fous. À un moment, il parle d’une maison du réseau du côté de Grenoble où il est resté plusieurs jours pour lire. Je sursaute:
— Ah, chez Claudine!
— Oui, tu las connais?
— Un très joli manoir restauré. Oui, je la connais bien. Elle avait cette idée depuis longtemps. Quand je l’ai connue, elle vivait seule dans cette grande maison. Elle a hésité longtemps avant de la mettre  dans le réseau; comme beaucoup, elle avait peur de perdre son «chez elle», elle est très attachée à ses murs, je la comprends; l’endroit a une vraie âme. Les gens du réseau lui ont vite fait comprendre que c’était elle et elle seule qui fixait les conditions d’hébergement. Si elle veut ne mettre à disposition qu’une seule chambre et pas tout le temps, c’est parfaitement OK. La logistique du réseau est si bien foutue que tout est possible. L’idée d’une biblothèque sur la mezzanine était évidente pour elle. Elle a commencé à rassembler tous les livres qui lui semblaient importants, pas des romans de gare qu’on peut trouver partout, des livres chargés. Un jour, devant les rayons de sa bibliothèque mal remplis, l'évidence s'est imposée qu'elle ne faisait pas cela pour sa petite personne exclusivement. Ces livres avaient besoin d'être lus. Alors elle a fait appel au réseau, dans un premier temps pour compléter ses collections, dans un second temps pour les mettre à disposition des lecteurs. Le mot a passé et les gens lui ont apporté les livres les plus improbables. Elle a là un vrai trésor d’érudition qui aimante un genre particulier d'hôtes: des lecteurs affamés.
— On peut emprunter les livres? demande Arnaud.
— Nein! répond Helmut vivement. No way! Les livres doivent rester là. Tu peux rester tout le temps que tu veux, mais Claudine veut que les livres restent là. Elle a changé la méthode, ce n'est plus les livres qui circulent, c'est les gens qui circulent pour venir rencontrer les livres. C'est génial!
— Oui, c'était la bonne surprise, ça! Son idée attire des hôtes qui ont soif d’apprendre ou de comprendre. Ça donne une ambiance très particulière à ce lieu qui est tellement fait pour cela: lire et nourrir son esprit. L’endroit est hyper calme, les gens pasent la journée à lire sous les grands arbres du parc. De magnifiques arbres plusieurs fois centenaires pour certains. Les conversations aux repas sont incroyablement enrichissantes. Sa biblothèque fait venir des gens des quatre coins du monde qui apportent souvent leur livre essentiel qu'ils ajoutent à la collection. Il y a une fille géniale qui gère les données, les références des livres qu’elle met sur internet. Les plus précieux sont numérisés et mis en accès libre sur le web. La connaissance n’est pas exclusive et doit être accessible à chacun. Tiens, on fait bien de parler tout cela, au retour, après le Portugal, j'y passerai un petit moment, ça me fera du bien.

Nous n’avons pas vu le temps passer, nous voilà déjà au centre de Madrid, il est 13h. Alice, l’amie d’Arnaud, habite seule avec sa fille de six mois dans un grand appartement. Son mari l’a quittée il y a peu, elle est encore sous le choc. Elle est heureuse de voir Arnaud et ça lui fait du bien parler. Je les laisse seuls et m’éclipse pour aller voir mon courrier sur internet. Sur Skype, je vois que mon fils est connecté, je le sonne. On est joyeux de s’entendre, ça fait des jours que je n’avais pas de nouvelles. Il est en Colombie où il est parti faire de la musique. Il me raconte tout avec enthousiasme; autour de lui, l’ambiance au chahut. Des amis viennent dire bonjour devant l’écran, nous passons un moment hilarant. 
— Tu vas rester longtemps?
— Je ne sais pas, je verrai. Il y a une grande fête dans trois semaines, je vais rester au moins jusque-là. Et toi?
Je lui raconte que je vais à Sines cueillir des olives.
— Chez Roberto?
Je reste interdite.
— Ah mince, mais oui! J’ai même pas réalisé…. Sinès, une immense oliveraie, bien sûr, ça ne peut être que chez Roberto et Odette! Je suis partie tellement impulsivement que je ne me suis même pas renseignée plus loin. Ah mais c’est encore mieux! Décidément, la vie est magique.

Je suis toute guillerette après ce skype quand je rejoins les deux autres au salon. Je dois garder ma joie pour moi, Alice est en train de pleurer dans les bras d’Arnaud. Il aperçoit mon grand sourire qui s’éteind pour faire place à l’inquiétude et me montre qu’il est désolé. Du menton, je demande si tout va bien. Il me fait signe qu’il gère, alors je mime que je sors faire un tour. 

Première fois que je viens à Madrid. Je fais le tour du quartier, je lèche les vitrines, je respire. Il fait très doux. Au bout d'une heure, alors que je traîne dans un parc, Arnaud m’appelle sur mon portable, me dit que l’orage est passé. Alice est contente d’avoir pu poser son chagrin. Il me rejoignent avec la poussette et nous nous promenons encore un moment avant de remonter à l’appartement. Je les laisse préparer le repas pendant que je m'octroie le grand plaisir de donner le biberon à bébé, après quoi je me shoote aux câlins avec elle. 
— Arnaud, je connais les gens de Sines, tu sais!
— Ah oui? Le monde est petit.
— Tu l'as dit! Roberto avait encore l’air d’avoir trente ans quand il a pris sa retraite. Peu enclin à se glisser dans des pantoufles, il lui a pris l’envie de cultiver les olives au Portugal. Ils ont acheté une magnfique maison, tu verras. Au début, le réseau, il était totalement contre. Il a toujours bien réussi, il faut dire que c’est un bosseur. L’argent attire les profiteurs, les jaloux, il a eu sa dose pendant toute sa vie, ça l’a rendu un peu misanthrope, l’ami Roberto. Il restait gentil, mais hormis quelques proches qui n’ont jamais trahi sa confiance, ils tenait les autres à distance. Pas question de lâcher la barre de son bateau. Là encore, il a fallu du temps pour qu’il comprenne que les conditions, c’est lui qui les posait. Le jour où la récolte de ses olives a été trop abondante pour qu’ils puissent continuer à tout ramasser à deux, il a finit par quand même demander de l’aide dans le réseau. Et quand il a vu le genre de personnes qui sont venus, des généreux, des respectueux… des gens du réseau, quoi! Des lumineux… il a vite changé de position. Il a fait l’expérience deux ans de suite, histoire de se pincer qu’il ne rêvait pas, et l’année d’après, avec Odette, ils ont carrément fait construire une maison pour le réseau sur leur terrain, une des premières maisons qui n'appartient à personne en particulier.  Sa conception est idéale, elle a servi d'exemple. Chaque chambre a sa salle de bains et un terminal informatique. Les pièces communes sont prévues pour être extensibles. Ça donnes des petites cuisines cosy jusqu’à six à huit personnes, et dès qu’on est plus de dix, on ouvre une paroi coulissante, ça donne un réfectoire plus grand. Ça évite de se retrouver à deux dans une grande pièce vide dans les périodes de creux, ce qui est souvent un peu froid. Il a prévu un coin barbecue, un coin four à pizza, chacun peut se laisser aller à ses envie culinaires. Il y a aussi un coin prévu pour cuisiner le poisson, spécialement ventilé pour dégager les odeurs.
— Génial, je me réjouis.
— Moi aussi. Bien qu'on risque de ne pas les voir du tout. Ils se promènent beaucoup, et même s'ils sont là, des fois, ils restent chez eux. Ils n'ont pas toujours l'humeur «réseau».
— Ils ne sont pas les seuls. Mais quand même, tu les connais, tu iras leur dire bonjour? Ils devraient être là, pour la récolte.
— Evidemment!
Alice a bu nos paroles. Elle ne connaissait pas le réseau. M’est avis qu’après ce soir, elle va s’y intéresser de plus près…

Il est l’heure d’aller fermer les yeux, nous nous souhaitons bonne nuit.


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