Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 22 janvier 2011

Le monde sous le seuil — I

Saga en plusieurs chapitres


CHAPITRE 1 : COMMENT ELLE A FRANCHI LE SEUIL DE PAUVRETÉ

INFO : En Suisse, le seuil statistique de la pauvreté est fixé à un revenu de 2200 francs par mois pour une personne seule et de 3800 francs pour une famille monoparentale avec deux enfants de moins de 16 ans. Pour les couples avec deux enfants, ce seuil est fixé à 4000 francs. Près de 150'000 personnes entrent dans cette catégorie, soit 4,4% de la population active en 2010.


Les faits : début 2008, un mari s'en va, emportant avec lui la moitié d'une petite entreprise —un site marchand sur internet, peu rentable, mais en expansion— qu'il géraient en couple. Un sale coup affectif et financier. Elle fait tout pour tenir le coup moralement, elle doit avant tout trouver de quoi survivre matériellement. Elle commence par continuer à faire seule ce qu'ils faisaient à deux, mais, pas de miracle, elle glisse inéluctablement au-dessous du seuil de pauvreté et débute une galère d'anthologie.

Un second divorce à cinquante ans avec le moral à la ligne de flottaison, elle est pourtant prête à accepter n'importe quel job. Un jour, elle va faire l'inventaire du petit supermarché de son bled. Gain net : 93.80 francs. Neuf heures de travail à 10.42 fr de l'heure. C'est quoi ce tarif dans une société où le paquet de clopes est à 7.40 fr ?

Ensuite, c'est du babysitting. Elle garde une petite fille à la sortie de l'école jusqu'au retour du travail de sa mère. La petite est un amour, mais ces quelques heures lui pompent une énergie disproportionnée. C'est qu'il faut être heureux pour s'occuper d'enfants, alors qu'elle est plein deuil de son mariage avec un sentiment d'échec à tenir à distance pour qu'il ne lui mange pas l'âme. La maman et elle ont passé un deal oral. Au bout de la semaine, quand elle réclame son salaire, la maman lui donne en cash une partie seulement de la somme prévue, jouant la fille ingénue qui n'a pas bien compris, non-non, c'est pourtant bien ce qu'on avait conclus. Elle se fâche, réclame la somme complète, l'autre extirpe avec douleur un autre billet de dix balles de son porte-monnaie, emballé dans sa plus grande mauvaise foi.

Voilà qui la fait plonger sous la ligne de flottaison, elle renonce à garder la petite ; et après plusieurs téléphones, lettres et même s'être présentée chez la dame, elle renonce même à récupérer son dû. Trop pesant sur son âme déjà lourde.

Mais il faut aller de l'avant, s'en sortir ! Commence alors la période la plus ubuesque de sa vie. En plus du travail pour sa petite entreprise indépendante, en plus d'accepter des «piges» rémunératrices, elle recherche activement un emploi et, faute d'en trouve un, elle s'adresse aux services sociaux. Pas moyen d'être désoeuvrée, c'est plutôt positif : l'action lui maintient le moral à flot. Sombrer dans la dépression est sa plus grande peur, alors elle met tout en oeuvre pour éviter cela.

Filière du chômage. Logique. Mais impossible.
Elle est indépendante depuis des années, en Suisse la loi est impitoyable, pas de subsides pour les indépendants. Elle doit rentrer dans le système, pour cela, cesser l'exploitation de son entreprise, trouver un emploi salarié et le conserver pendant au minimum deux ans, ensuite, elle aura droit à des indemnités de chômage.

MAIS JUSTEMENT, ELLE N'EN TROUVE PAAAS, DU TRAVAIL, ET ELLE AURAIT BESOIN D'UN REVENU! Voilà le genre de choses qui lui donne envie de mordre, ou de hurler, ou de taper quelqu'un très fort. La bêtise est quelque chose qui l'insupporte depuis toujours.

Néanmoins, elle suit la filière. Elle va voir sur internet comment se présente un CV moderne. Elle se doute que la façon apprise quand elle a débuté sa carrière professionnelle est dépassée, et pas question d'avoir l'air de ne pas être dans la course ! Tous les jours, elle répond à des annonces et envoie des offres spontanées. Les patrons souffrent d'un autisme pratiquement généralisé, elle finit par préférer cela aux lettres de refus polies dont on sent bien qu'elles répondent à la simple lecture de l'année de naissance de la candidate. Un jour, une préposée d'une des nombreuses administrations auxquelles elle s'adresse lui dit :
— Ouiiii, vous n'êtes pas dans la bonne tranche d'âge pour chercher du travail.
Pas de problèmes, elle va changer de tranche...

Un jour, pourtant, miracle, elle est convoquée. Il faut dire qu'elle a mis le paquet, l'annonce a alléchée. Elle a tenté le tout pour le tout et carrément mis son âge en avant en argumentant qu'il est un avantage pour l'entreprise : elle en a fini avec les grossesses et les maladies d'enfants et sera une employée ponctuelle et assidue.

Elle est reçue par un jeune homme peu sûr de lui, mais qui fait tout pour paraître le contraire et un homme plus âgé, faussement sévère. Sa maturité lui permet de capter d'un flash la mise en scène : deux contre une, le gentil et le méchant. Elle éclate de rire intérieurement : comment le monde a changé en si peu de temps ! Il y a une vingtaine d'années, on faisait des ronds de jambes aux candidats. Elle se rappelle avoir changé de job uniquement parce que la tête d'un collègue ne lui revenait pas. ...Allons, foin de nostalgie encombrante, elle joue le jeu. Elle sent qu'avec ce job, elle pourrait aller de l'avant, alors s'il faut courber l'échine pour passer la porte, qu'importe !

En fait, c'est un faux gentil vrai frustré, et un faux méchant silencieux, vrai gentil et profond, mais sans pouvoir de décision. C'est le jeune aux longues canines qui l'interroge. Il est comique de transparence à insister longuement pour lui faire dire qu'elle se sent une vraie vocation pour ce job. Elle discerne pourquoi : une employée dévouée fera plus facilement des heures supps et acceptera des contraintes quand on lui aura rappelé sa vocation. Ou alors, c'est de l'orgueil, et tout aussi minable.

On lui détaille un important cahier des charges pour ce job à temps partiel, elle hoche à tout. D'abord tout accepter, se dit-elle, obtenir le poste, on discutera ensuite. Elle concède un chaud enthousiasme, résiste à la vocation enflammée, avoue son but bassement matériel : gagner de quoi joindre les deux bouts tout en continuant à exploiter son entreprise. Elle se doute que c'est peu en sa faveur, maIs elle n'a pas envie d'être totalement hypocrite. Son assurance déstabilise le petit jeune qui se croyait sûr de son pouvoir. Elle croise le regard du faux méchant silencieux : il a manifestement apprécié son honnêteté et ça lui plaît. Si ça ne tenait qu'à lui, ce serait dans la poche.

L'interview touche à sa fin, on lui demande si elle a des questions. Elle demande comment faire en deux jours par semaine seulement ce qui manifestement requiert un temps complet. Le jeune énervé répond qu'il fait cela en ce moment, en plus de son 150% actuel. Elle voit le tableau : engagée — donc salarieé — à 20% et à «pourriez-vous venir le jeudi soir pour prendre le PV de la réunion hebdomadaire et puisque vous avez la vocation, pourriez-vous venir ce samedi exceptionnellement ? », elle va très vite se retrouver à travailler à 100%, voire plus si affinités. Elle dit bien à for intérieur qu'elle va pas se laisser embobiner.

Sa dernière question, le salaire. Combien ? La réponse l'achève :
— Aaah, oui, mais non. Ah oui, je comprends, vous cherchez un emploi pour gagner votre vie, oui, bien sûr, mais non. C'est le genre d'information qu'on donne au deuxième entretien seulement.

C'est sûr, elle dû changer de planète sans savoir. Une nuit, peut-être, ou à un moment de distraction. C'est quoi cette histoire de deuxième entretien ? Mais qu'est-ce que c'est que ce monde où on traite ainsi les gens ? Est-ce que l'esclavage n'a pas été aboli ?

Elle a décidé d'en rire, mais ne peut s'empêcher de ressentir une sourde révolte. Qu'a-t-elle fait pour être traitée avec si peu de respect ? Oui, oui, elle sait, ce n'est pas elle seulement. C'est peut-être ce qui l'échauffe le plus : c'est que tout semble normal et que sa contestation, si elle l'exprimait, la ferait passer pour idiote ou folle.

Elle merci au revoir messieurs à une prochaine peut-être, et souhaite très très fort être convoquée à un second entretien. Pour connaître le salaire et, à moins qu'il soit de ministre ce qui est peu probable, se faire une joie de refuser le job.

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