Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mardi 20 septembre 2011

Mémoire aléatoire


Ce n'est pas tant qu'elle perd la mémoire, mais plutôt : elle lui échappe par moments. Par exemple, impossible de se remémorer le prénom de cette amie fréquentée assidument pendant quelques années qu'elle avait perdu de vue et qu'elle retrouve l'autre jour. Elle se souvient de tout le reste: les heures passées au parc ou dans leurs salons respectifs pendant que leurs enfants jouaient ensemble, les papotages interminables, les échanges de vue, sa philosophie de vie, tout… sauf son prénom!

Deux jours plus tard, elle ne se rappelle plus non plus de certains détails de leur conversation. C'est agaçant, il va faire quoi, son fils, maintenant qu'il a son diplôme? Justement, elles se sont revues à cette occasion: après des méandres de vie, leurs enfants ont suivi la même formation, sanctionnée par le même diplôme et c'est à la cérémonie de remise desdits diplômes qu'elles se revoient.

L'information est là, pas loin, mais elle ne vient pas à la surface. C'est comme si elle était sur un disque dur externe et qu'il ne soit pas branché. Si elle crispe pour s'en rappeler, c'est pire. La mémoire lui échappe encore plus, comme si elle avait une vie propre.

Oui, c'est ça. Sa mémoire est devenue une entité qu'elle ne contrôle plus. Il y a des passerelles avec peut-être des mots de passe, un nouvel "operating system". Les infos non nécessaires au présent sont stockées ailleurs, le firewall infranchissable, allez savoir pourquoi. C'est vrai que… Elle va pouvoir passer sa journée sans cette mémoire. Elle lui reviendra peut-être si elle croise ce jeune. Ou pas… Les pans de mémoire qui lui échappent sont anodins et c'est bien ce qui à la fois l'énerve et la rassure. C'est un mot précis qu'elle ne retrouve plus, mais qu'elle envoie en télépathie, et l'autre le reçoit. On dit "tu vois ce que je veux dire…" et l'autre voit. Elle s'est demandé si…Alzheimer? Non, hé, ho… Beaucoup trop jeune pour cela, et puis elle ne croit pas à cette maladie, mais c'est une autre histoire.

En revanche, elle se retrouve parfois avec des mémoires qui semblent ne pas lui appartenir. Ou alors elles viennent de loin. Très très loin… Ce sont des flashes image accompagnés de vibrations, de sensations. Des odeurs aussi. Souvent délicieuses, parfois immondes. L'autre jour, ça sentait le gaz ou l'essence juste sous son nez. Elle a humé autour d'elle pour trouver la source: nulle part ailleurs que sous son nez. Etrange. Elle capte des parfums de lavande suaves jamais égalés en vrai, des odeurs de vanille ou de cannelle dans des endroits où c'est sûr, rien n'est là pour les dégager: en balade dans une prairie, par exemple, ou en voiture. Ça dure un court instant, et puis plus rien. Un ange qui sent bon a passé…

Au réveil, pendant ces courtes secondes en le sommeil et le retour à la veille, elle "est mémorisée". Un nuage de mémoire l'entoure et se greffe sur la mémoire de ses cellules. Elle se désaltère de ce moment. Son corps alors déborde de son enveloppe physique, et elle retrouve un être plus grand qu'elle, androgyne, complet. Si seulement elle avait le mot de passe pour accéder à toutes ses mémoires! C'est juste la page d'accueil et elle l'est: accueillante. O combien! Les premières fois, cette mémoire était accompagnée d'une douloureuse nostalgie: celle d'un si long oubli.

Repousser le sentiment de frustration devant une porte fermée, repousser toute crispation, sinon la sensation s'évapore instantanément! Elle a la certitude que le contenu de cette mémoire-là est essentiel, bien plus que le prénom de l'amie ou des choix professionnels de son fils. Elle a également la certitude qu'elle va bientôt pouvoir le revêtir, ce manteau de mémoire? Peut-être convient-il de supprimer encore quelques dossiers obsolètes dans sa base de données actuelles. Hé, il n'y a peut-être pas besoin d'un mot de passe, et sur la fenêtre, c'est juste une alerte: "votre disque dur est plein, il n'y a pas assez de place pour enregistrer vos données".

Il lui semble pourtant que depuis quelques mois, une paire d'années, pas plus, les informations avalées par son cerveau ont décuplé. Elle lisait un journal alors, aujourd'hui, c'est l'équivalent de dix ou vingt… Et tout cela fonctionne vraiment comme son ordinateur: un serveur pour stocker les données, un champ de recherche avec mots-clefs, l'affichage des infos demandées. Et parfois, dans la masse de données, impossible de mettre la main sur le prénom de la copine ou le parcours professionnel de son fils. C'est qu'elle avait mal intitulé le dossier, probablement.

En revanche, le manteau de mémoires totales —il lui semble que ce soit cela: accès à une base de données universelle; en tous les cas, accès à la mémoire complète de son âme, celle de toutes ses incarnations— ne fonctionne pas du tout ainsi. C'est une mémoire non plus mentale, mais vibratoire qui passe par l'intuition. Comment dire…? C'est une mémoire qui agit sans passer par le mental.

C'est depuis la présence de ce manteau qu'elle vit dans un détachement tous les jours un peu plus grand, et surtout, dans la confiance. Les peurs s'effacent et la mémoire de ce qui les a causées avec. Elle s'accroche un peu, de peur (résiduelle et inepte) de ne pas se rappeler de quoi il faille se protéger. C'est inéluctable et malgré elle: la peur s'en va. Elle flotte entre deux mondes, un ancien qui s'enfonce dans la brume et le nouveau qui s'en extirpe lentement.

Comment sait-elle qu'il ne sert à rien de lutter? Peut-être la réponse est-elle contenue dans le manteau? C'est peut-être le manteau également qui lui dicte ce détachement: le chaos ambiant qui grandit tous les jours ne l'inquiète pas. Au contraire. Elle sait —mais d'où le sait-elle?— que ce qui vient est mille fois mieux que ce qui meurt. Et les efforts redoublés du moment pour nous faire croire le contraire n'ébranlent pas cette certitude.

Elle ne traite plus que quelques informations par jour, elle laisse passer la plupart sans y poser d'avis. De ce fait, donner à manger au chat et dialoguer avec lui devient beaucoup plus important que la bourse qui s'effondre. Oui, elle dialogue de plus en plus clairement avec le chat. C'est une grande âme, une montagne d'affection inconditionnelle. Un très bon compagnon.

Lui se souvient très bien de leur première rencontre, en Egypte, aux sources du Nil, et il voit bien qu'elle ne s'en souvient pas. Elle sait seulement qu'elle adore ce petit chat qui l'attendrit et lui remplit le coeur.







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