Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

jeudi 23 décembre 2010

La liberté du Maître

C'était une tranche de vie heureuse, j'avais tout ce que j'avais désiré. Je venais de rencontrer virtuellement, sur un forum dédié à l'utilisation d'un logiciel —non prévu a priori pour les rencontres privées— un homme au patronyme étranger. Il m'avait expliqué que dans sa langue d'origine, son prénom et son nom signifient "Liberté" et "Maître". Avant cela, comme nous étions dans le monde des pseudos, je lui avais demandé si c'en était un...


On n’invente pas un pseudo pareil, dit-il.

Une nouvelle fois, dans le silence de l’écran informatique, une rencontre. Celle très ponctuelle d’un morceau d’âme avec le fragment d’une autre. À moins que ce ne soit que la rencontre avec un morceau de miroir?

Non, ce ne sont pas de vraies rencontres, il manque tellement d’éléments: le visage de l’autre, son allure, le son de sa voix, sa façon de bouger, son apparence physique…
Apparence.

L’écran d’un ordinateur ou l’écran d’un visage.
Sur le premier, je lis : «cette conversation me trouble»
Qui trouble quoi? Je pense tout de suite au trouble amoureux.
Suis-je troublée, moi aussi?
«Non», répond quelqu’un à ma place. Qui a parlé?

Non, répète la voix.
Je ne m’autorise pas à être troublée. Ma vie est stable, sécurisée et sécurisante, je suis en eaux calmes. Je suis heureuse.

Il est troublé, je ne le suis pas.
Je répondrai plus tard. Je dis : «je vais dormir». Et il en profite.

Nocturne.

Il a fait une capture d’écran et me l’a envoyée par le fil internet. La capture d’un instant. En fond, la photo d’un coing qui retient une rangée de livres sur une étagère. Par-dessus, le chanteur de Led Zeppelin avec sa tignasse blonde, et la fenêtre du courrier qu’il m’écrit où je peux discerner le début du poème : «pendant qu’elle dort…»

Me voilà touchée.
Très nettement, un parfum de coing embaume soudain.
Je lui avais dit : «toi, au moins, tu es vivant».
(Mais qui est mort ?)
«Qu’en sais-tu ? C’est peut-être une intelligence artificielle qui dialogue avec toi.»

Artificielle… Qui ne l’est pas ?
Mon eau se trouble. Un souffle vient rider la surface papier glacé de mon lac intérieur.

Je suis heureuse, c’est vrai. Ce n’est pas une illusion ni un fol espoir. Je suis vraiment heureuse, mais suis-je satisfaite? L’est-on un jour? L’être humain est-il jamais satisfait ou seulement résigné?

Je me rends compte que je commençais à renoncer.
À quoi bon?
À force de ne pas savoir à quoi peut bien servir la vie, j’y renonce. Continuez sans moi, vous tous. Je m’userai dans le quotidien, je me laisserai vieillir, décrépir et manger par les rides et la routine jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Mais là, au milieu des pixels d’un écran lumineux, j’ai aperçu le maître de la liberté et je lui ai dit : «je t’aime bien».
Il m’a répondu : «la vie est tragique».

Où ça, tragique ?
Ah oui, peut-être, là, dehors. Je ne sais pas, je ne sors plus. Mais effectivement, je me rappelle, il y a longtemps, quand j’étais jeune, oui, la vie était tragique et c’était bon.
Intense, dense, vibrant… vivant !

«Quand j’étais jeune» ?! Serais-je déjà vieille ?
Il a soufflé fort, le vent de la liberté! C’est bon, soudain, cet air vif. Quelque chose se réveille en moi. Comme un plaisir douloureux.

Mais faut-il donc impérativement souffrir pour sentir, pour bouger, pour créer? La littérature le dit abondamment: on ne forge un art que sur les braises de la souffrance.

Je suis venue pour prouver que non!
Je voudrais le démontrer de façon éclatante: le bonheur rend heureux ET créatif! C’est mon but, ma mission. «Regardez-moi, frères humains, et faites à mon image: d’abord, on sculpte son bonheur et ensuite, son œuvre.»

Mais le bonheur, c’est la sécurité; la sécurité, c’est le confort, et le confort rend mou. La mémoire collective ne dit jamais d’un homme: «il a vécu parfaitement heureux et serein». Le bonheur ne laisse pas de traces.

Les eaux calmes croupissent.
Et dans ce cas, l’œuvre n’est pas un chef-d’œuvre.

Faux! Ce n’est pas la souffrance qui rend créatif, c’est l’insécurité.

Alors…?
Renoncer au bonheur, cultiver le malheur?
Et ça nous mène où?
Civilisation, décadence, civilisation.
Un engloutissement de l’Atlantide après l’autre, et puis quoi?

Je rêve de nouveau. De jamais vu. Je vibre… J’aspire… J’inspire…

Je m’endormais. Je me laissais glisser dans la grande léthargie collective, j’étais contaminée par le virus de la paresse de l’âme. Confort, sécurité, survie… laisser aller.

Mais alors, c’est quoi, cette perfection qu’on trouve dans l’esthétique japonaise? 
Équilibre, harmonie, zénitude, pureté, …simplénitude me dicte un lapsus.

Ce n’est pas le bonheur, c’est la maîtrise.
Celle du geste, du mental, des émotions. Seul le maître atteint les sommets de l’art.

Dans le silence lumineux de l’internet, l’écran-miroir me renvoie l’image de la «liberté du maître» qui me remet sur ma voie.

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