Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

mardi 3 février 2015

Jour 70

LE RÊVE


Nous avons trouvé une auberge au bord de la mer. Elle ne fait pas partie du Réseau, mais elle le mériterait. C’est une petite maison toute simple, très joliment meublée et décorée. Les chambres sont confortables, propres et bon marché. Nous n’avons pas cherché autre chose, l’endroit nous a immédiatement séduits.

Ce matin, je suis réveillée tôt et je vais marcher sur la plage. Le soleil est levé depuis quelques minutes, et je suis surprise de retrouver Viviane.

— Bonjour, ça va ?
— Ça va, répond-elle d’une petite voix.
— Tu n’as pas l’air convaincue.
— Si, ça va, mais il faudrait que j’appelle mes parents, parce que je suis censée rentrer ce soir. Ils vont aller m’attendre à la gare et je n’y serai pas.
— Ah, effectivement, ce serait mieux de les avertir avant la dernière minute. Mais tu as toute la journée pour le faire, non?
— J’aimerais bien le faire à la dernière minute, parce que ça va me gâcher la journée. Je suis sûre qu'ils ne vont pas âtre d’accord que je vienne avec vous. Ils n’aiment pas quand on change de plan. Ils voudront savoir qui vous êtes, ce que vous faites dans la vie, à la limite, il faut qu’ils vous rencontrent pour être d’accord. J’en ai marre qu’ils vérifient tout. En plus, ils sont en vacances aux Saintes-Maries, je te parie qu’ils voudront que je les rejoigne.
— Tu n’es pas un peu injuste? Mets-toi à leur place. J’aimerais bien savoir, moi aussi, avec quel genre de personnes ma fille passe du temps. C’est pour ton bien, qu’ils font cela.
— Ah, tu vas pas t’y mettre aussi? Pour mon bien. J’entends que ça. Les heures de rentrée, la surveillance des devoirs, les gens que je fréquente, les habits que je porte, la musique que j’écoute, tout est «pour mon bien», mais merde! Laissez-moi vivre!
— Attends, ma belle, te fâche pas contre moi, OK? J’essaye juste de voir le côté positif des choses.
— Oui, pardon. Excuse-moi, mais j’en peux plus. J’étouffe. Je fais rien de mal, tout va bien. De temps en temps, j’ai des mauvaises notes à l’école, parce que ça m’emmerde et ça ne m’intéresse pas, mais c’est pas un drame! Je fais pas de bêtises, j’ai pas la place d’en faire, et malgré tout, ils ne me font pas confiance. Je peux pas passer une journée sans qu’ils m’appellent, je dois faire un compte-rendu de ma journée et…

Sa voix se brise, elle se met à pleurer. Je lui passe la main autour des épaules et nous nous asseyons dans le sable. Elle continue à lâcher tout ce qui l’oppresse, elle déverse pêle-mêle des jugements, des reproches, mais aussi de jolis élans d’amour et de reconnaissance.

— Ils sont pas méchants, tu sais. On a des super moments en famille. Mon père, quand il veut, il est super marrant, mais il est toujours, toujours dans le pouvoir. Il a raison, il sait tout, il n’a rien à apprendre de nous, ses enfants, car «il a trente ans de plus que nous». Et alors? La connerie n’a pas d’âge, l’intelligence non plus. Avec lui, faut jamais oublier c’est qui le chef. Ma mère, elle, elle ne voit pas tout ça. J’ai essayé plusieurs fois de lui parler, mais j’ai l’impression de parler à quelqu’un qui ne comprend pas ma langue. Elle applique les règles, c’est tout. Ils veulent que je sache ce que je me veux, mais je ne sais pas toujours. Je sais que je veux plus aller à l’école, mais je ne sais pas ce que je voudrais à la place. Comment savoir? La moindre idée est cassée. Je veux faire de la danse, «c’est bien joli, mon petit, mais ce n’est pas avec ça que tu vas réussir dans la vie». C’est quoi, réussir, hein? Pour mon père, c’est «prendre ses responsabilités et s’assumer». Je suis d’accord, mais ça ne répond pas à ma question. Pourquoi je ne pourrais pas réussir en dansant? C’est écrit où que c’est raté d’avance? Au lieu qu’ils me rabrouent tout le temps, j’aurais besoin qu’ils m’encouragent. Ils m’encouragent seulement quand je fais ce qu’eux pensent qui est bien pour moi.
— Et c’est quoi?
— Ben l’école. Faire des études, obtenir un diplôme et ensuite choisir.
— Oui, sauf que ce serait mieux l’inverse: choisir, et éventuellement étudier et obtenir un diplôme dans le domaine. Tu sais ce que tu voudrais faire?
— Mais non, justement, c’est ce qui me démonte le plus. Je voudrais vivre. Comme ça. Comme vous. Un jour ici, l’autre là. Aller là où c’est attirant avec des gens sympas. Quand ça l’est plus, on va ailleurs. En passant, apprendre la poterie… J’ai pas d’ambition, moi. Et ça, ils pensent que c’est une tare.
— Est-ce que tu leur as dit?
— Mais non, impossible. Je perds mes moyens. Quand je suis avec toi, ou avec Arnaud, Ana ou les autres, je peux parler, mais avec mes parents, dès que je dis quelque chose, il faut que je sois prête à me défendre. Mais j’ai rien à défendre. J’aime danser, mais j’ai pas envie de faire une carrière, j’ai juste envie de danser. J’aime chanter, aussi. La poterie, j’ai adoré, j’en referais volontiers, mais je n’ai pas envie de ne faire que ça dans ma vie. Et puis j’en sais rien, je suis peut-être trop jeune pour décider.
— En attendant, faire des études, ce n’est pas une mauvaise idée. Tu t’instruis, c’est toujours utile.
— Je ne dis pas le contraire, sauf que si tu veux mon avis, j’apprends mille fois plus de choses pendant les vacances que pendant les dix mois d’école.

Viviane s’apaise. Parler lui fait du bien. 

— Tu sais, lui dis-je, dans tout ce que tu viens de dire, j’entends beaucoup d’attente. Tu attends que tes parents soient à la hauteur tout le temps, qu’ils sachent pour toi. Ils doivent être tes piliers, tes rails dans la vie, et en même temps, savoir mieux que toi exactement quand c’est le bon moment de te lâcher la bride. Ils doivent être accomplis, gérer leurs émotions et leurs peurs, tu attends d'eux qu'ils soient parfaits. Je te l'accorde, ce sont eux les adultes, mais il faut que tu comprennes aussi qu’ils sont des êtres humains faillibles. Comme tout le monde.

Elle me regarde avec étonnement.

— Tu crois que j’ai autant d’attentes?
— C’est ce qui ressort clairement de tes propos. Or, parent, c’est un truc qu’on apprend sur le tas. Et puis chaque enfant est différent; quand tu crois que tu as compris quelque chose, c’est généralement avec une mesure de retard, et quand l’enfant suivant arrive, on peut tout reprendre à zéro, parce que ce n’est pas le même individu. Tu devrais avoir un peu d’indulgence pour eux.

Viviane ne dit rien, elle grattouille le sable et le fait glisser entre ses doigts. Je continue.

— Tu sais ce que je crois? Entre vous, c'est un problème de communication. Si tu veux, quand tu les appelleras, je leur parle. Tu leur dit que tu as envie de passer du temps avec nous et je leur propose de venir passer le week-end avec nous. Comme ça, ils verront qui nous sommes, ça les rassurera.

Intérieurement, je me dis que ces parents et cette enfant-là pourraient bien être les premiers de nos résidents.

— Non, ça marchera jamais. Ils vont m’obliger à aller aux Saintes.
— Alors là, tu n’en sais rien! Ce n’est pas en ruminant des idées négatives que ça va se faire. Laisse-leur une chance de changer et de s’ouvrir. Écoute, qu’est-ce que tu as à perdre que je leur parle? Au pire, ils diront non. Mais s’ils disent oui, ce serait bête de ne pas tenter le coup.
— Ouais, c’est vrai, dit-elle en soupirant.

Elle pèse trois tonnes, l’adolescente. Comment peut-on en arriver à craindre à ce point les gens qui vous sont les plus proches? Car elle est lourde de peurs, et je sens en elle une angoisse dont je n’arrive pas à discerner la source. Je me demande ce qu’elle ne dit pas. Je soupçonne un abus, mais je n’arrive à en mesurer la nature.

— J’ai faim, si on allait prendre le petit déj’?
— D’accord, dit Viviane, un peu plus gaie que tout à l’heure.














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