Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

dimanche 8 février 2015

Jour 75

LE RÊVE

Les parents de Viviane arrivent en fin d'après-midi, alors que nous sommes tous sur la terrasse à faire un brainstorming autour du projet. La jeune fille se métamorphose. Elle cesse de sourire et son visage se ferme. Ça me fait mal. C’est pleine de curiosité intérieure que je vais saluer nos hôtes. La mère de Viviane, Mathilde, est une femme énergique, de taille moyenne mais plutôt petite. Elle sourit et nous salue avec ouverture. Je capte un peu de bienséance affectée sous cette attitude un peu trop ostensiblement chaleureuse. Son père, Charles, est un bel homme de grande stature au dos droit et au menton relevé. Il a un très joli sourire et un regard franc. Il dégage un peu trop d’assurance pour qu’elle soit totale, à mon sens. Mes antennes enregistrent tout cela de façon neutre, avec une étiquette «à vérifier». Viviane embrasse ses parents, je la sens à la fois contente et inquiète de les revoir. C’est subtil, je me dis que je me fais peut-être des idées et j’ajoute la même étiquette à ce sentiment. 

Immédiatement, on sent une barrière entre eux et nous. La mentalité du Réseau n’est pas leur truc, ils sont d’un autre monde, c’est évident. Nous savons nous adapter, mais l’ambiance générale vient de changer nettement. Mathilde et Charles attendent d’être traités en invités, ce que nous faisons bien volontiers pour les mettre à l'aise, et c'est là que je me rends compte qu'à aucun instant, nous ne nous sommes considérés «chez nous» ni même «chez Arnaud», mais déjà dans une maison autonome du Réseau qui n'appartient à personne et à tous et dont nous ne sommes que les hôtes temporaires. Ana offre à boire, je dispose des verres. Pablo confectionne des tartines de tapenade pendant que Zee prépare des galettes de farine de pois chiche façon socca niçoise. Arnaud fait la conversation, il dégèle l’ambiance en un rien de temps. Il raconte notre rencontre avec Viviane à Malaga, parle de ses œuvres en poterie, la met en valeur subtilement. Il raconte une anecdote amusante et en change le récit de façon à ce que Viviane le reprenne et finisse de raconter l’histoire comme elle s’est rééllement passée. Tout le monde rit, ça achève de briser la glace.

Ensuite, nous allons avec le flux. Je peux nettement ressentir une douce énergie d’amour que nous diffusons autour de cette famille, deux parents et une enfant que je qualifierais de légère détresse. Ils s’aiment, mais ne savent pas l’exprimer. Le couple parental apparaît immédiatement pour ce qu’il est: boiteux. L’un est la béquille de l’autre. Charles est un «je sais tout». De fait, il sait beaucoup de choses et il est intéressant à écouter, mais il est vide désagréable de constater qu’il lui est important de savoir mieux que les autres. Voilà sa faille. Cet homme doit avoir un ego blessé de longue date qu’il ne sait pas réparer autrement qu’en l’hypertrophiant. Mathilde est fascinée par son mari. Elle l’admire, elle se fond en lui. C’est joli, de la voir, elle a l’air d’une midinette amoureuse. Pourtant, elle a du caractère, je ne la crois pas influençable. Elle affirme ses idées, elle exprime ses goûts, ce n’est pas une faible sous emprise. À un moment, alors qu’elle raconte une anecdote de voyage, il l’interromp et la reprend sur un point de détail. 

— Ce n’était pas une station d’essence Total, mais Tamoil.
— Tu es sûr? demande-t-elle un peu agacée.
— Oui, Tamoil, dit-il avec un faux sourire bienveillant mais de vraie satisfaction.
— Non, c’était Total, une grande enseigne bleue.
— Mais non, Charles, c'était Total.

«Qu’est-ce qu’on s’en fout» dis-je mentalement à Ana dont je croise le regard et qui lève imperceptiblement un sourcil pour approuver. Mathilde a dû nous entendre penser, parce qu’elle lâche la joute et déclare avec un geste de la main:

— Enfin, bref, ce n’est pas important…

Elle continue et achève son histoire. Je commence à prendre la mesure du problème de Viviane. La prise de pouvoir apparaît légère, mais constante. Pas moyen de vraiment se révolter contre une autorité un peu élevée, mais jamais exagérée. Charles maintient le couvercle la marmite et contrôle un feu modéré. Il éteint les passions, il ne laisse personne le dépasser, plus le temps passe et plus ça devient évident. 

Le couple s’équilibre ainsi à deux, mais il est extrêmement difficile pour une tierce personne d’y trouver une place. La soirée passe ainsi, chaleureuse et détendue par moments, crispée et dissonante dès que Charles éprouve le besoin d'exister. Viviane fait profil bas. Je la sens perdue, malheureuse. Elle n'est qu'une pâle copie de la jeune fille vive, enjouée, espiègle ou parfois franchement grincheuse que nous avons connue jusqu'ici. Elle a gommé toutes ses aspérités, tous les angles, pour ne donner prise à aucune critique. Charles observe tout, les uns et les autres, je sens tout passe au filtre de son jugement. Il y a longtemps que ceci ne m'impressionne plus, mais j'avais oublié à quel point c'est plombant.

Nous allons nous coucher et je pousse un gros soupir de soulagement en refermant la porte de notre porte.
— Il est lourd, le grand Charles, me dit Arnaud.
— Ah oui, je ne suis pas seule à l'avoir vu, tu me rassures.
— Bah, c'est le premier contact, ça ira mieux demain, je pense.


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