Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

jeudi 12 février 2015

Jour 78

LE RÊVE


Mathilde et Charles sont de retour en fin d’après-midi. Mathilde fait du thé pour lui et finit par en proposer à tous. Nous interrompons nos activités respectives pour passer un moment avec eux. Ils racontent leur visite du jour, un village typique, un parc et un petit château.

Nous continuons à distiller des infos sur notre façon de vivre, le Réseau, l’entraide. Mathilde est intéressée, mais Charles reste sur la réserve. Il commence à comprendre que ce n’est pas une secte, qu’il n’y a pas de dogmes ni d’«embrigadement». Il a prononcé le mot d’une telle façon que je discerne là une vulnérabilité. Il semble avoir très peur de cela. Malgré le fait que tout cela ne soit pas sa tasse de thé, il va désormais laisser sa fille à nos bons soins en étant rassuré. Il n’a pas un mauvais fond, cet homme. Il est sincère. Névrosé, mais sincère.

Charles n’arrive pas à percuter qu’une maison ne puisse appartenir à personne.

— Elles n’appartiennent pas à personne, mais à tout le monde, rectifie Arnaud.
— Oui, mais enfin, la maison est inscrite au cadastre.
— Oui.
— Et là, il y a bien un nom de propriétaire?
— Oui, le Réseau.
— Le Réseau n’est pas une personne…
— C’est une personne morale.

Charles suspend son geste et garde le silence. Arnaud vient de commettre à nouveau l’infraction de l’interrompre. Il faut dire qu’il parle tellement lentement qu’une virgule dans son discours apparaît comme un point. Au bout de cinq secondes, il inspire à nouveau et jette un regard de côté à Arnaud avec un petit sourire condescendant.

— Je n’avais pas fini ma phrase… Ce n’est pas une personne physique, mais une personne morale.

Il laisse à nouveau un temps, piège tendu à une nouvelle interruption que chacun se garde bien de faire. Leçon apprise, nous lui laissons son silence. Il se racle la gorge, boit une gorgée de thé et enfourne très inélégamment une portion de cake. Il use et abuse de son pouvoir, c’est incroyablement passif agressif et il me faut puiser dans tout mon humour pour désamorcer en moi une réaction agressive en retour. Je commence à comprendre le profond désarroi de Viviane. Il faut beaucoup de maturité pour faire face à autant de perversité.

Enfin, il poursuit:

— Cette personne morale, elle a bien un directeur, un responsable? C’est quoi, une société anonyme avec un conseil d’administration?

C’est le moment que nous attendions tous. L’estoc. Arnaud répond:

— C’est une personne morale anonyme.

Il savoure un moment son triomphe. Il sait quelque chose que Charles ignore.

— Vous vous trompez, ça n’existe pas. C’est une société anonyme ou une société en nom collectif.

Il ponctue les mots comme s’il parlait à un débile. Arnaud ne se démonte pas.

— Non, non, une personne morale anonyme. C’est une entité qui a été ajoutée au Code des Obligations il y a cinq ans, précisément à l’occasion de la création du Réseau.

Charles ne le croit pas, évidemment. Je suis allée chercher ma tablette et je pianote dessus pendant que Charles pérore. Je lui tends l’extrait du Code des Obligations, il ne peut que concéder dans un sourire qui pourrait être conciliant s’il n’avait le menton ainsi relevé, il déclare:

— Eh bien j’aurais appris quelque chose aujourd’hui.

— De l’humilité arrogante. Faut le faire, me dit Arnaud plus tard, dans la cuisine, quand nous préparons à manger.

Charles, bien sûr, est installé devant un pastis sur la terrasse pendant que tout le monde s’affaire. Ça n’a pas l’air de le gêner.

La soirée est relativement cordiale, Charles reste silencieux la plupart du temps. Il est en bout de table, il écoute. Nous percevons qu’il juge et critique tout, il évalue, mesure, hiérarchise. Il est dans le contrôle permanent. Sa femme à ses côtés fait l’interface. Elle rit avec nous, plaisante, commente, et puis elle demande à son mari s’il veut encore manger quelque chose, boire. En apparence, c’est une soirée normale, mais les vibrations autour sont autant de crincrins de violons mal accordés.

À vingt et-une trente, prétextant la fatigue du jour, Charles et Mathilde vont se coucher. Mathilde se propose de débarrasser et de faire la vaisselle.

— Non, laissez, Mathilde, on le fera, disons-nous en chœur avec Ana, soulagées de les voir tourner les talons.
— Il pompe, le Charles, dit Pablo quand ils sont hors de portée de voix.
— Ah bon, toi aussi?
— Oui, tu avais raison, il est insupportable sur la durée. Je n’avais encore pas passé beaucoup de temps avec lui.

Viviane a une expression ambiguë. Je capte le soulagement qu’on comprenne son problème et sa douleur d’avoir un père aussi difficile.

— Viviane, je crois que je comprends ton problème, lui dis-je. Ton père n’est pas facile, mais c’est ton père.
— Ouais…










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