Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

lundi 9 février 2015

Jour 76

LE RÊVE


Le lendemain matin, Ana est la première réveillée. Elle a fait un café odorant que je déguste avec elle dans la cuisine.
— Il fait beau, on dirait même qu’il va faire chaud.
— Oui, c’est cool pour un mois de mars. C’est bien pour ceux qui sont encore en vacances.
— Quelles vacances?
— Pâques.
— Ah oui. Je suis vraiment déconnectée de tout ça, moi.
— Moi aussi, c’est la situation de Viviane qui m’a remise à l’heure, dis-je en souriant.
— Viviane… Y’a un gros nœud, non?
— Je le crains. Ça va être délicat. On ne peut pas faire de l’ingérence.
— Ah mais dis donc, on va pas jouer aux nobles et serviteurs tout le week-end, j’espère? 
— Ha, Ha! J’aime bien comme tu dis ça, c’est tout à fait ça. Non, on va être naturels. On va leur expliquer comment on fonctionne. Mais il faut y aller mollo, Viviane a envie de rester, il ne faut pas leur faire peur, aux parents, non plus.
— T’as raison. J’oubliais ça. Tiens, voilà Mathilde.
— Bonjour!
— Bonjour! 

À dessein, ni Ana, ni moi ne nous levons pour la servir. Arnaud arrive juste après, il salue à la cantonade et se sert un café. Mathilde reste plantée au milieu de la cuisine. Arnaud la voit ainsi et lui dit:

— Le café est là, si vous voulez du thé ou autre chose, c’est dans l’armoire. Et puis juste là, dehors, il y a du thym, du romarin et de la sauge. Je fais une omelette, qui en veut?

Mathilde capte tout de suite, elle se sert un café et en prépare un pour son mari qui nous rejoint.

— Alors moi, je vais boire mon café au soleil, dis-je. Le petit déjeuner sur la terrasse, c’est mon moment de la vie préféré.
— Je t’accompagne, dit Ana.

Zee vient d’arriver, il partage l’omelette d’Arnaud et chauffe de l’eau pour se faire une infusion de thym frais. Puis c’est le tour de Pablo qui va et vient dans la cuisine pour se préparer son petit déjeuner. Charles, grand seigneur, a pris place en bout de table et se fait servir. Il s’adresse à sa femme:

— Viviane n’est pas encore levée?
— Non, répond Mathilde.
— Quelle feignante, celle-là!

J’entends la remarque alors que je suis rentrée pour me resservir un café, et je ne peux pas m’empêcher de m’en mêler. Son jugement est au couperet. Je le trouve sec et sévère, cet homme-là, et il me met en réaction:

— Nous avons discuté jusqu’à tard hier soir. C’était presque deux heures du matin quand je suis allée me coucher et elle a décidé de faire encore la vaisselle avant d’aller dormir.

C’est à ce moment qu’elle arrive.

— Bonjour!
— Bonjour!

Elle se frotte les yeux, elle est encore engourdie.

— Je disais que tu avais fait la vaisselle hier soir, ce matin, la cuisine était nickel. Merci, c’est agréable.
— De rien, répond-elle en se préparant son petit déjeuner.
— Tu veux du muesli, demande Zee, j’en ai fait assez.

Je capte le regard de Charles en direction de sa fille, et je suis choquée. J’ai attrapé un bref éclair de vraie méchanceté. De la rancœur, de la jalousie, est-ce même de la haine? Qu’a-t-il, cet homme, pour être à ce point toxique? Je ne réfléchis pas, je décide de casser cette énergie douteuse.

— Charles et Mathilde, attaqué-je avec assurance, vous êtes là parce que votre fille a émis le désir de nous aider à démarrer notre projet, et nous, ça nous plaît bien.

Je sens le dynamise changer. Les autres se rassemblent énergétiquement autour de moi, ils me soutiennent.

— Je vous propose de faire tout à l’heure le tour du propriétaire et on va vous expliquer notre idée. Je crois que vous n’avez jamais expérimenté le Réseau, c’est cela?

Charles est soudain sur la défensive. En même temps, l’attention générale est dirigée vers lui, on sent qu’il engloutit l’énergie qui arrive à lui. «Un puits sans fond» est l’idée qui jaillit dans ma tête. Nous passons un moment à discuter du fonctionnement du Réseau. Charles est étonné de sa simplicité. Ses questions révèlent son très fort a priori de secte. Il s’étonne de l’absence de dogmes, de contrats et de régulations diverses. Pour autant, il garde son jugement pour lui, mais il n’y a pas besoin d’être télépathe pour deviner ses pensées.

Nous leur faisons visiter les maisons en exposant notre embryon de projet. Charles y va de quelques commentaires secs sur notre manque de précision.
— Que faites-vous dans la vie, Charles? demande Arnaud avec chaleur et une once de défi dans la voix.
— Je suis ingénieur, répond Charles avec hauteur.
— Dans quel domaine, demande Arnaud, faisant remarquer de façon induite qu’ingénieur est avant tout un titre dans lequel Charles a besoin de se draper.
— En génie civil.
— Comment faites-vous quand vous avez un projet à réaliser. Je ne sais pas, prenons l’exemple d’un pont à construire.

Charles se racle la gorge et prend un ton condescendant pour expliquer. Dès qu’il a la parole, il ralentit imperceptiblement son débit, il fait des pauses au milieu d’une phrase, il baisse la voix… tout pour absorber l’énergie, prendre le pouvoir et le conserver. Je sens monter en moi une colère primale. Cet homme est diabolique!

— Eh bien, je considère le mandat, ahem, et je fais une première réunion avec le client pour préciser le projet sur la base du descriptif qu’il a fourni. Puis je vais sur le terrain pour considérer les choses dans la réalité. Ensuite, je fais les calculs, je fais dessiner les plans…

Arnaud va pour l’interrompre, mais je le retiens d’une pression de la main sur sa cuisse. Il comprend instantanément que c’est une mauvaise idée. Hier soir, alors que nous parlions à bâtons rompus, à un moment, alors qu’il était ainsi dans sa prise de pouvoir verbale, Viviane, agacée — comme tout le monde — lui a coupé la parole pour lui poser une question. Il s’est alors tu et a figé son geste. Devant son silence, tout le monde a attendu. On a d’abord cru qu’il réfléchissait à la réponse à donner. Il a eu le temps de respirer trois fois et quand il a été sûr que le silence lui appartenait, il a jeté un regard noir à sa fille et a demandé:

— La suite de mon explication t’intéresse?

Elle n’a pas répondu. Il a répété la question sur le même ton méprisant.

— Oui, a marmonné Viviane.

C’est alors qu’il a vu qu’on le regardait étrangement. Un peu décontenancé par la réprobation silencieuse collective, il a fait un sourire pour tenter de faire passer cela pour un gag. Personne n’a été dupe.

Je sais ce qu’Arnaud veut faire, il veut lui tendre un miroir, mais s’il l’interrompt dans sa diatribe, il va se faire casser son effet. Il répond par une pression de sa main sur la mienne et fait semblant d’être très intéressé par son explication pédante. Charles explique comme à un demeuré comment il élabore un projet. Quand enfin il a fini, Arnaud porte l’estoc. D’une voix chargée de douceur et de générosité, il dit:

— J’admire votre professionnalisme. Eh bien voyez-vous, nous en sommes au même stade. Notre projet est en phase d’élaboration. De manière évidente, il va d’abord falloir terminer les travaux, mais pour cela, nous devons connaître nos besoins. Nous allons donc passer les prochaines semaines à réfléchir à ce que nous voulons, tout en terminant ce qui est commencé. Je voulais ne faire que des chambres d’hôtes dans les deux anciennes granges, mais il semblerait que des ateliers seraient une meilleure idée. Quels ateliers, c’est encore à décider. Ce n’est donc pas que nous sommes incompétents, c’est juste que tout n’est pas encore décidé.

Charles a encaissé le coup. Il fait semblant d’être fair-play et c’est toujours d’une façon supérieure qu’il condescend un laconique:

— Je vois.
— En ce qui concerne Viviane, d’une part sa présence est agréable et ça nous ferait très plaisir qu’elle reste, mais son avis pourra être précieux. Elle et Pablo peuvent nous dire quels sont les besoins des jeunes, leur avis est précieux. Si vous donnez votre accord, c’est volontiers que nous l’accueillons jusqu’à la fin des vacances.
— Oui, Papa, s’il te plaît, et vous passez me prendre quand on rentre.
— Ah non, dit Ana, tu ne vas pas nous priver d’une journée au bord de la mer. On va te ramener jusqu’aux Saintes.

Charles jette un regard à Mathilde qui elle, n’a pas eu besoin d’une danse de séduction pour se laisser convaincre. Quand elle a vu que nous étions des gens sains, et non pas des hippies en retour d’âge, du moment que sa fille a le sourire, elle a été d’accord. Mais elle connaît son mari, c’est lui qui décide. Je renifle très fort que s’il avait dit non, elle aurait œuvré pour lui faire changer d’avis. Je discerne également que Charles, au fond, et bien qu’il ne se l’avoue pas, est bien content de finir les vacances seul avec sa femme, débarrassé de cette adolescente encombrante qu’il ne sait pas aimer.

— Eh bien c’est d’accord, dit-il avec du triomphe dans la voix, comme s’il accordait une grande faveur.











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